Californie du Sud

16.04.2024 - 13.06.2024 Km : 0 - 1132 Mile : 0 - 702

Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre.
Nikos Kazantzakis

22 Avril Jour 1 CLEEF, mile 0

6h, je suis de nouveau assis près des braseros, je démarre le feu dans le poêle central, Papa Bear s'apprête à cuire des pancakes pour tout le monde. J'ai emporté avec moi les pensées de Marc Aurèle, elle m'aident à patienter, quelques pincées de sagesse et une cuillère de stoïcisme à étaler sur mon petit-déjeuner pour partir l'esprit renforcé. Lu et Gabriel dorment encore, aurons-nous les mêmes routines matinales ? Nous verrons bien. À 7h arrivent deux représentants de la Pacific Crest Trail Association pour nous donner les dernières instructions, nous souhaiter la meilleure des marches possible et nous remettre notre insigne, un logo plastifié à accrocher sur nos sacs qui virevoltera au vent durant des mois. Il nous différencie des autres randonneurs, nous confère un certain prestige, un semblant de statut d'athlète de haut niveau. Il serra également bien utile pour les futurs trajets en auto-stop, les personnes qui reconnaissent l'enseigne écartent l'éventualité que je sois potentiellement dangereux, un syllogisme inconscient se met en place : "S'il a le badge, c'est qu'il fait le PCT et s'il marche sur ce sentier, c'est que son âme est aventureuse et non meurtrière". Les formalités terminées, chacun s'envole après avoir plié ses affaires. Nous partons les derniers, direction le monument du terminus Sud pour les traditionnelles photos de départ. Il ne reste plus qu'à marcher droit devant désormais, jusqu'à retrouver la copie de ce monument, plantée au mileu d'une bande de terre vierge entre deux forêts, l'une américaine, l'autre canadienne.

Nous passons la borne symbolique de notre premier mile, légers, heureux et insouciants. Jusqu'au mile 702, nous marcherons dans la section appelée "le désert". Ôtez vous l'image du Sahara de la tête, point de dune de sable brûlant ici, la roche granitique, les plantes succulentes, les cactées et les arbustes adaptés aux terres arides, aux faibles précipitations et aux fortes chaleurs parsèment le territoire. Pas d'exception cette année, la chaleur est écrasante, rien d'anormal mais elle nous met en garde : hydratez-vous. Deux heures plus tard, première pause déjeuner près d'une source, c'est le début du sentier et Avril est une période charnière pour les départs, nous sommes loin d'être seuls, les places à l'ombre sont chères.
La clé pour bien démarrer une randonnée de cet acabit, c'est la retenue. Excercice difficile pour beaucoup et je n'y fais pas exception, je ne suis pas patient, l'excitation du départ me donne envie d'aller vite, loin, l'envie que mon corps exulte, d'être confiant et sûr de mes pas. C'est chose mauvaise que de penser que l'entrain et la fraîcheur musculaire des premiers miles durera, le PCT n'est pas une promenade de santé vous aérant l'esprit après manger, j'ai lu bien des témoignages de personnes regrettant fort amèrement leur départ un peu trop véloce. L'effet de groupe m'aidera les premiers temps à m'arrêter quand il le faudra, surtout quand l'envie de grignoter encore un bout de sentier rôdait dans mon esprit. Une limite de 10 miles (16 Km) quotidiens pour les premiers jour avait été plus ou moins fixée, pour ensuite lentement augmenter ce nombre jusqu'à atteindre un rhytme de croisière soutenable; en ce début de soirée, 12 miles (19 Km) nous sépare déjà de notre point de départ lorsque nous arrivons au campement indiqué sur FarOut, notre application GPS.
FarOut deviendra notre fidèle alliée, localisations des points d'eau, des belvédères, des sites de bivouac, affichage des distances entre chaque étapes et d'informations d'autres randonneurs, souvent inutiles, parfois précieuses. Elle nous facilitera grandement les journées, au détriment d'une part d'aventure et d'inconnu, que chacun sacrifie volontier au profit d'une sécurité et d'une aisance de navigation accrues.
Le site est déjà bien occupé lorsque nous posons nos sacs, tout le monde est à l'arrêt, tentes plantées, attendant que le soleil s'éteigne et que les étoiles s'allument. Je trouve un espace pour deux, Lu installe sa tente et je me rends compte que mon compas n'était pas bien fixé à l'oeil, l'espace est trop éxigu désormais pour la mienne. Mon visage légèrement renfrogné trahit le "pas de soucis, je vais trouver une autre place" que je lui lance. Un peu plus loin, collé au sentier, un petit bout de terrain dégagé de végétations peut acceuillir deux cowboys, c'est comme ça que l'on appelle ceux qui dorment à la belle étoile ici. "Cowboy camping dès la première nuit ? Comme ça, à côté du sentier ? Je ne suis pas encore endurci, je veux être protégé des éléments par les quelques micromètres de ma toile de tente", pensais-je, "il me faut plus de temps ! Et les serpents alors ?" Après déjeuner, nous avons entendu notre premier crotale, s'esquivant dans un bosquet après avoir senti les pas lourds du marcheur devant nous. Sont-ils actifs la nuit ? Oui, ils le sont, internet me le confirme. Je cherche une solution, je dîne, je réfléchis puis m'y résigne. Tant pis, l'endurcissement sera précoce. Comme parade, je colle mon campement à celui de Gabriel, déjà convaincu qu'il ne dormirait pas dans sa tente ce soir. Si une bête est en quête de viande cette nuit, elle aura au moins le choix et avec un peu de chance, Gabriel sera un met de meilleure qualité.

23 Avril Jour 2

Les serpents se sont invités la nuit dernière, dans mes rêves, ils ont visiblement laissé ma carcasse tranquille. L'humidité est tombée comme le rideau en fin de spectacle hier, sans prévenir, lourdement. Certains sont déjà en marche, partis avant l'aube, passant à côté de nos têtes endormies à quelques dizaines de centimètres du sentier, d'autres se réveillent, déjeunent, plient leur tente, je laisse sécher mon matériel en regardant le défilé. Neuf miles après ce bivouac à la belle étoile, j'arrive au lac Morena. À l'entrée du parc se trouvent "Sherpa" et "Honeybee", un père et son fils ayant vécu cette aventure auparavant et qui aujourd'hui veulent "rendre" ce que le sentier leur a donné. The trail provides ou "le sentier est généreux" en français, derrière cette métonymie se cachent les personnes venant à notre aide, nous proposant leur soutient en échange d'une faible rémunération, d'un don ou de manière purement bénévole : les trail angels. Je ne pensais pas rencontrer de si tôt de la trail magic (sobriquet donné à cet élan de générosité) si grandiose, je me rends compte que je ne suis pas parti depuis plus de 48h que me voilà déjà remerciant les dieux de la randonnée d'avoir posté leurs apôtres sur mon chemin, buvant à grandes gorgées le soda et engloutissant en quelques bouchées l'hamburger qui m'a été offert.
Beaucoup poursuivent la marche après cette pause, l'envie de les suivre me tiraille et je bataille avec mon envie d'avancer. Je remporte finalement l'argumentation après une courte sieste dans l'herbe, je reste. Patrick, Clara et Max rejoignent le contingent américain ce soir là.

25 Avril Jour 4

La distance journalière parcourue augmente progressivement, je parle encore en kilomètre dans mon journal, vingt-quatre en ce quatrième jour. Premier restaurant on trail ce midi, un chocolat chaud est nécéssaire pour oublier la matinée sous une bruine venteuse et un hamburger aussi, pour être sûr d'oublier la bruine. Plutôt efficace cette gastronomie américaine, je repars d'un pas rapide pour quelques heures de marche supplémentaire. Le soir au campement, il fait froid et humide, un écureuil a déchiré mon sac de nourriture pour y subtiliser quelques flocons d'avoine, une tempête est annoncée pour demain et j'ai du mal à me situer dans le groupe. Là voilà, ma première inflexion dans ma motivation, légère, précoce, sans conséquence.

26 Avril Jour 5

Les prévisions disaient vrai, je suis réveillé par le bruit des fines gouttes s'échouant sur ma tente, elle même tremblante face au vent. S'extirper de son duvet demande plus de courage qu'à l'accoutumée avec cette météo. J'y parviens, je range à la hâte mon matériel et je croise Luuk prêt à lutter également avec les éléments. Luuk, c'est une des premières personnes qui me vient à l'esprit lorsque l'on me demande si j'ai fait de belles rencontres, laissez moi vous le décrire. "Ce grand escogriffe", disais-je parfois à Gabriel pour le nommer, à peine plus jeune que moi mais plus grand par la taille, réservé aux premiers abords mais hilarant lorsque la retenue des premiers instants n'est plus de mise, c'est un hollandais cultivé, grand sensible et marcheur solide. Notre amitié n'aura de cesse de grandir à mesure que nous progressions vers le Canada. "Bro Luuk", ce n'est pas son trail name, mais le nom que nous avions choisi d'utiliser avec Gabriel, on trouvait ça marrant à prononcer. Il a rejoint le groupe sans vraiment le savoir, il y a deux jours. Ce matin, avec ce temps d'hiver écossais, nous décidons de marcher et braver la tempête ensemble.
Le vent s'intensifie rapidement, lorsque nous arrivons sur des plateaux exposés, il est parfois difficile de garder l'équilibre, les bourrasques nous font vaciller. Impossible de communiquer sans hurler, le vent souffle sans répit et crée un vacarme abrutissant, la bruine et le brouillard ajoutent leur touche dramatique à cette cacophonie, nous avançons têtes baissées, silencieux. Le sentier est parsemé d'objets que le vent a arraché aux sacs des marcheurs, un bout de matelas par-ci, un piquet par-là, je réussi à restituer une serviette à sa propriétaire et je récolte un peu plus loin la paroie extérieure d'une tente en espérant trouver rapidement la personne qui se trouvera bien dépourvue ce soir, lorsqu'elle s'appercevera que sa seule protection contre les intempéries est manquante. Vers midi, j'apperçois Gabriel au loin, je le hèle et nous nous arrêtons tous les trois pour manger. J'ai pris la décision de ne pas emporter de réchaud car cette section est connue pour son aridité, manger froid ne devrait pas me poser de problème à priori. Oui, à priori, car hier soir, avec la fraîcheur et l'humidité ambiante, mon mélange de riz, épices, chips et thon le tout lié à l'eau froide dans un petit pot en plastique ne m'a guère apporté de baume au coeur. Ce midi c'est wraps : tortilla de blé (celles au maïs sont trop friable et ont un goût un peu terreux lorsqu'elles ne sont pas chauffées), fromage, thon, poulet ou boeuf séché, des chips réduits en miettes pour la texture, une sauce pour les arômes et quelques calories supplémentaires. Ce casse-croûte sera, à peu de chose près, identique chaque jour de marche, sauf exceptions. Aussi étonnant qu'il soit, je n'en serai jamais écoeuré.
Vers 16h, une bonne partie du groupe se retrouve sur le même campement, j'installe ma tente le plus minutieusement possible, craignant que la nuit ne soit encore agitée. Einstein a démontré il y a plus d'un siècle qu'une lumière d'énergie suffisante projetée sur une plaque de métal "arrache" certains de ses électrons, c'est l'effet photoélectrique. J'ai une théorie parallèle, remplacez la lumière par le vent et les éléctrons par des calories, de l'énergie donc, le vent vous en extirpe une partie à chaque raffale se heurtant au corps : c'est l'effet "aerocalorifique". J'invente cette théorie sentant que les caprices d'Éole ont lassé mon organisme aujourd'hui.

28 Avril Jour 7 Julian, mile 77

Aujourd'hui c'est Town Day, objectif Julian. Après sept jours de marche dont un jour dans la tempête, nous sommes tous impatients de nous reposer. Premier arrêt : Mom's Pie, restaurant iconique de la ville servant généreusement, entendez par là gratuitement, aux randonneurs marchant sur le PCT une part de tarte qui rendrait envieux votre pâtissier préféré. Sept jours sans se laver, la peau aggréssée par le soleil, terre et poussière éparpillés des cheveux jusqu'aux chaussettes et pourtant, nous sommes reçus comme des invités de marque ici, l'antipode des patisseries parisiennes servant des croissants à six euros aux conscrits de l'empire LVMH.
Plus tard, sur le porche de notre hôtel, j'écoute une femme exprimer son mécontentement, celui de devoir s'acheter une nouvelle tente car la sienne est devenue inutile depuis qu'elle en a égaré la paroie imperméable. Je m'approche et d'un ton sûr et rhétorique, lui demande : "Votre ancienne tente, c'est une MSR ?", "Oui ! " me répond t'elle en joignant les mains et en croisant les doigts, comme si l'espoir de retrouver ce qu'elle avait perdue lui avait ordonné de faire ce geste. "La paroie était dans un sac transparent ?" continuais-je, "OUI !!" me lança t'elle, "Eh bien je l'ai trouvé il y a deux jours sur le sentier. Est-ce que c'est ça ? " lui demandais-je en lui montrant le morceau de tente sorti de mon sac, "OUIII !!!" exulta t'elle. "Oh my god ! The trail provides, the trail provides !!", puis elle m'enlace ne sachant que faire d'autre, son éfusion de joie sera ma récompense.
Je partage la chambre avec Lu, Luuk et Gabriel. Chacun suspend son duvet pour qu'il ne reste pas compréssé dans le sac, puis fait l'inventaire de sa nourriture, suivi d'un récurage corporelle sous la douche, petites réparations du matériel si besoin, lessive, bières, ravitaillement, un peu d'oisiveté aussi, cette phase est importante, c'est dans l'inaction que le corps entame sa reconstitution, la journée se termine généralement au restaurant le soir. Ce rituel sera répété chaque fois que nous prendrons du repos en "ville", parfois avec moins de bière, plus de repos, souvent l'inverse.

29 Avril Jour 8

Je fais le plein de calories dans un diner et je pars avec Lu aux abords de la ville, en quête d'une aimable personne pouvant nous conduire jusqu'à l'intersection où nous avons laissé le sentier hier matin. Dix petites minutes d'éffort suffisent, une camionette s'arrête, la galanterie du conducteur oblige Lu à monter à l'avant tandis que je suis placé entre les pots de peintures, les caisses à outils et les disqueuses à l'arrière. Je n'ai pas compris son nom lorsqu'il s'est présenté, Lu non plus, cela commençait par un b, alors je l'ai nommé "B" dans mon journal. "B" connaît le PCT, c'est pour ça qu'il s'est arrêté, il est devenu un trail angel sans le savoir. Il est encore tôt quand nous descendons de la camionette, la chaleur est torride, nous patienterons quelques heures sous le pont de l'intersection jusqu'à ce qu'elle soit moins délétère. J'emboîte le pas de Luuk vers 16h30, mes jambes ont besoin de s'activer malgré la menace solaire.

Après avoir habilement esquivé quelques serpents à sonette se prélassant sur le sentier et profitant de la chaleur rayonnant du sol l'ayant accumulé tout le jour, nous sommes quelques-uns d'humeur aventureuse à installer notre cow-boy camp. Quelle grande allégresse que de s'endormir sous la voûte celeste mouchetée d'étoiles. Au coeur de la nuit, lorsque d'un oeil oscillant entre ce monde et celui des rêves, j'apperçois à demi conscient cet espace scintillant infini, alors, brièvement, des émotions séculaires s'emparent de moi. Les mêmes émotions traversant l'Homme se questionnant sur sa place dans cette machine cosmologique depuis que son regard a croisé l'absolu il y a des millions d'années. Fragile, insignifiant et impuissant face à cette immensité, je retombe dans mes songes.

30 Avril Jour 9

Le soleil brûle fort aujourd'hui, la vigilance est nécéssaire. Une équipe de trail angels a installé une oasis au terme d'une route fort cahoteuse à quelques centaines de mètres du sentier, des bouteilles d'eau abritées sommairement à l'ombre d'arbustes sont empilées sur des palettes. De même que dans la savane en saison sèche, c'est le point de rencontre de toute la faune, chacun s'y désaltère, s'y repose puis poursuit son chemin. Pour ceux qui acceptent de s'éloigner encore un peu plus du sentier, un puits rempli d'eau fraîche patiente dans les environs, cinq minutes de marche sur la route me mène au panneau indiquant la direction de la cavité au milieu de la brousse. Dans un seau à part, je trempe mon haut, mon chapeau et me mouille le haut du corp et la tête, je viens de gagner trente minutes d'immunité face à l'aridité. Je m'esquive rapidement ensuite, je voudrais arriver au campement avant que le Soleil n'atteigne son zenith. 13h, la faim et la chaleur me rendent un peu cotonneux et les arbustes n'offrent que peu ou prou de fraîcheur. Je construis un coin d'ombre de fortune en plaçant ma toile de tente sur le dessus d'un buisson et m'y repose jusqu'à ce que le mercure s'affaisse. Tout le monde arrive ensuite au compte goutte, selon l'heure où chacun décida qu'il serait le moins dangereux de quitter l'oasis.

1 Mai Jour 10

Le cap des cent miles a été dépassé ce matin, doucement, lentement, les miles augmentent et la distance me séparant du Canada diminue. Aujourd'hui le paysage protéen nous surprend, ce matin je pourfendais une épaisse brume à flanc de montagne aux côtés de Luuk et nous allons maintenant à travers de plates prairies nues comme un visage de nourrisson, sous le regard désintéressé de paisibles bovins et d'un cours d'eau louvoyant entre les chênes. Un aigle minéral s'est fièrement et naturellement installé avec le temps au milieu de ce tapis d'herbe séchée par le soleil, j'y retrouve Gabriel se reposant à l'ombre du grès, nous posons en groupe pour le souvenir et poursuivons tous ensemble sur les trois prochains miles, au terme desquels nous installerons le campement pour la nuit.

2 Mai Jour 11

Je n'écoutes pas de musique lorsque je marche, je préfères rester attentif à mon environnement, laissant simplement un flux pensif me traverser l'esprit. Ce matin, c'est le silence, ou plutôt l'idée de silence qui flotte lentement dans mon dédale de neurones. Sur une portion où je me sais complètement seul, parfois, j'interromps ma cadence et cesse tout mouvement. Vient se présenter alors le silence, je l'écoute, affable, presque béat, j'appliquais sans le savoir le sage conseil d'Eckhart Tolle qu'il partage dans L'art du calme intérieure. Ici, l'immobilité c'est le calme, ce sont les vibrations impercéptibles, la découverte qu'une journée peut être muette. Lors d'un jour sans que le vent ne souffle et que la pluie ne tombe, seul le sentier craquant sous mes pas, la pointe de mes bâtons creusant le fin gravillon, la végétation frottant sur le bas de mon pantalon, les oiseaux ou les écureuils sonnant l'alerte de ma présence, seuls ces doux sons s'ajoutent à l'harmonie silencieuse. Point de cri, de klaxon, de sonnerie, de notification, de sirène, d'alarme, de moteur, de pot d'échappement, de télévision, de radio, de débat, non, rien de tout ça , c'est simplement un menuet à trois : moi, le silence et le présent.
Ce soir c'est une nouvelle nuit à la belle étoile, je m'écarte un peu du campement et grimpe sur un rocher admirer le soleil flottant doucement en direction de l'horizon. De douces sensations me parcourent le corps, je ressens la bonne fatigue du marcheur ayant terminé sa journée, je suis seul sur mon rocher, à ma place, comme si il avait été posé là pour moi. Je voudrais arrêter le temps, je voudrais que Friedrich vienne immortaliser cette scène comme il a su figer son voyageur contemplant sa mer de nuages, je me sens comme Fabien dans Vol de nuit de Saint-Exupéry :

En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las. [...] Fabien avait besoin de déposer les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on est riche aussi de ses misères, et d’être ici un homme simple, qui regarde par la fenêtre une vision désormais immuable.

3 Mai Jour 12

Aujourd'hui, les sources d'eau s'immiscent dans les pensées de tout le monde. À un mile d'ici se trouve un grand réservoir mis à niveau régulièrement par un certain Mike, ensuite, ce sera deux mares, presque sèches, avec potentiellement un fort goût de fer ou de terre, voilà tout pour les prochains quasi quarante kilomètres. J'arrive chez Mike, le réservoir est sur le chemin menant à sa maison, il n'est pas là. L'endroit est un musée dans le désert, chez Mike tout est en désordre, accumulé, bricolé, abandonné, peinturluré. Je signe un des murs de sa maison comme l'on fait visiblement plusieurs générations de marcheurs avant moi : 05/03/2024, Pierre-Louis, Corsica.
Je n'ai guère envie de prendre le risque que les prochaines sources soient taries ou d'endommager mon filtre avec une eau fangeuse, alors je rempli l'intégralité de mes contenants, cinq litres, cinq kilos en plus à porter. Je m'hydrate le plus possible pour retarder mes premières soifs et je m'éloigne, laissant le réservoir dérrière moi. Malgré cette charge supplémentaire et la chaleur omniprésente, je marche avec puissance et entrain, je retrouve Gabriel à la mi-journée et une fois que la chaleur se montre moins délétère autour de 16h, nous quittons le coin d'ombre sur lequel nous somnolions jusqu’alors. Nous poursuivons ensemble jusqu'au soir, atteignant pour la première fois depuis deux semaines le cap des trente kilomètres quotidien.

4 Mai Jour 13 Idyllwild, mile 179.4

Aujourd'hui c'est town day de nouveau, Idyllwild en vue, avec un stop au Paradise Valley Cafe auparavant, ne pas s'arrêter y manger serait une erreur, paraît-il. Je marche avec Gabriel ce matin, nous sommes tous deux de bonne humeur, la promesse de manger gras motive. Les sacs sont vides de nourriture et nous avons juste ce qu'il faut d'eau pour tenir jusqu'au restaurant alors nous avançons à pas rapides pour nous défier, parce que nous le pouvons aussi, quand le corps répond présent, quand vous vous sentez inarrêtable, rapide, sans limite, impétueux, la marche se transforme alors en jubilation, nous fendions l'air avec le sourire. Une heure à cette allure suffit pour rejoindre l'asphalte reliant le sentier au restaurant, nous sommes les premiers du groupe à s'installer sur la terasse, chacun arrive ensuite au fur et à mesure et l'endroit se transforme rapidement en assemblée générale de randonneurs. Après manger, je quitte la table un peu assomé par le soleil et la bière, somnolant et allourdi par mon repas surchargé de lipide, je me méfierai désormais des "incoutournables".
Idyllwild est un village niché au pieds des montagnes, celles de San Jacinto, second sommet le plus haut de Californie du sud. Cette section alpine et montagneuse nous apparaît soudain, tous ne parlent que du niveau d'enneigement et de leur micro-crampons, je vois même déjà des piolets ornementer certains sacs. À tord, je croyais que tout ceci n'était en aucune façon nécéssaire dans les premières semaines de marche, Gabriel est pareillement pris de court, j'ai l'impression que nous sommes les seuls à ne pas avoir anticipé ce changement d'altitude. Une tempête est prévue demain, personne ne se sent assez brave pour l'affronter cette fois-ci, nous resterons donc deux nuits, je gagne un peu de temps supplémentaire pour réfléchir à mon équipement.

5 Mai Jour 14

En langage thru hike, on appelle un jour de repos complet, sans qu'aucun mile ne soit effectué sur le sentier, un "zero". Et lors d'un zero, il n'y a jamais vraiment matière à raconter, le corps cherche la léthargie, les activités sont réduites au minimum : dormir, manger, se reposer, manger, se divertir et manger encore. Idyllwild fournit la matière pour quelques lignes supplémentaires cependant : ici, le maire du village et son adjointe sont des chiens, au sens littéral. Mayor Max participe tous les après-midi à de nombreux bains de foule, tentant de gagner de nouveaux électeurs et ils acceptent sans gène et aux yeux de tous les pots-de-vin sous forme de friandises (controlés tout de même par leur porte parole, humain lui). Je me prête au jeu et obtiens ma photo en compagnie des élus. Ils me paraissent certainement plus sincères que leurs homologues bipèdes, ils ont gagné mon vote.

6 Mai Jour 15

J'ai finalement décidé de ne pas m'équiper en micro-crampons, la météo semble clémente, une commande en ligne ne serait pas arrivée à temps et le seul modèle disponible en boutique ne me seyait guère. Gabriel est de mon avis, alea jacta est.
Quitter la civilisation n'est pas chose aisée parfois, l'esprit se relâche et s'habitue à la douceur d'une chambre, mais il me tarde cependant de gagner en altitude. L'altitude, c'est lutter contre la gravité, aller à son encontre, c'est le coeur qui accroît sa cadence, le souffle qui se hâte, les mollets et les cuisses qui s'efforcent jusqu'aux micro-lésions, les glandes sudorales écopant le navire, non pas pour qu'il ne sombre, mais pour qu'il ne surchauffe pas, la centrale qui fonctionne à plein régime. Une fois en haut, vous pouvez tout couper un court instant, vous obtenez la satisfaction de la tâche accomplie, la vue et les paysages vous félicitent. Puis, il suffira de redescendre dans un effort moins exaltant, la précision remplace la force désormais, la gravité a fait volte-face et s'est rangée dans vos rangs, la pompe cardiaque retrouve une fréquence de croisière. Placez vos pas avec minutie cependant, cette gloire de l'ascension est éphémère, une chute la délogerait rapidement.

7 Mai Jour 16

Le sentier s'incline, la fréquence de mes pas diminue de conserve avec leur distance parcourue, mais j'avance, je marche sans arrêt, je dépasse des têtes écarlates, haletantes, presques fumantes. C'est une façon de tromper l'ennui qui m'est chère, lorsque le chemin se transforme en pente au dénivelé positif, je me dois de la parcourir d'une traite, peu importe sa longueur. Je serre les dents, je souffle comme un taureau avant sa charge, j'augmente la pression exercée sur mes bâtons, je parle à mes jambes en leur sommant de tenir bon s'il le faut mais je ne cesse pas le mouvement avant d'avoir atteint un plateau, un campement ou le sommet d'un col.
11h30, l'inclinaison redevient nulle sur une centaine de mètres, le sentier continue ensuite son élévation vers San Jacinto, une parfaite excuse pour m'arrêter déjeuner ici. Une source se situe à un kilomètre en contrebas, hors sentier. Je croise quelques personnes revenant de leur collecte, maugréant d'avoir fourni un effort si intense pour "juste" remplir leur gourde, les premières raideurs du PCT commencent déjà à taper sur les nerfs de certains. Ma poche à eau remplie, je m'attable dans l'herbe, le visage prêté au soleil. Les quatre heures de dénivelé, la collecte à la source, le soleil et la digestion me rendent amorphe, je suis allongé sur l'herbe comme dans un canapé un soir d'hiver, je ne veux plus bouger. Mon esprit déconnecte, je m'assoupi. Au réveil, je me sens bien moins hardi que ce matin et il reste encore du chemin à faire, je tente de motiver Gabriel, affalé dans l'herbe lui aussi, en espérant qu'il prenne les rênes et engage le processus de départ.
Cahin-caha, nous nous mettons en branle et seules quelques minutes suffisent à réchauffer les muscles, les premières enjambées fonctionnent tel un ébrouement éjectant les résidus de fatigue. Les paysages deviennent de plus en plus vastes, l'étendue du désert se révèle, au loin des chaînes de montagnes se devinent, mystiques et flottantes, presque peintes à l'aquarelle. Le sentier est étroit, paroies rocheuses à babord, ravins à tribord, comme me le dit Gabriel devant moi : "là on est sur de la vrai rando !", je ne peux le contredire, je suis aux anges.

18h, 2500 mètres d'altitude, aux côtés de Luuk et Gabriel je dîne comme un pacha allongé sur mon matelas dans ma tente, l'abside ouvert sur le désert et Palm Springs, qui s'éclaire en arrière plan, s'avançant lentement dans le soir. Lu, Louise et Rob arrivent à la tombée de la nuit, exténués, ils ne voulaient pas parcourir autant de distance mais, contraints et forcés par le terrain, ils ont dû s'efforcer de venir jusqu'ici. Je leur indique les emplacements restants sur le replat, me propose de les aider à monter leur tente, je réconforte Lu pour qui l'effort a été visiblement intense. Pour avoir prêter mains-forte ce soir là, je gagnai le nom de "Mother", que je déclinai aussitôt. Plus tard, quelques kilos en moins et centimètres de barbe en plus, je finirai par l'adopter. J'aurais voulu un trail name plus épique, mais celui-ci avait de ça d'être amusant.

8 Mai Jour 17

4h20, ma tente s'écroule, le vent s'est invité sur le campement dans la nuit et je suis au milieu de son passage. 4h22, je place mon matelas par dessus la toile applatie au sol et me couvre de mon duvet, je gagne trente minutes d'un sommeil superficiel. 5h, les premières strates de lumière s'élèvent sur l'horizon, Palm Springs est toujours illuminée, si le jour se lève eh bien je lui emboîterai le pas ! Doucement, je range mes affaires dans le brouhaha venteux. 5h30, Le soleil a percé l'horizon, je quite le campement. Derrière moi les tentes claquantes au vent sont encore remplies de corps endormis.
Je sens mes membres irrigués d'un sang neuf malgré se réveil tôtif, je marche comme un amant préssé de retrouver sa maîtresse. Ma maîtresse c'est la neige, je ne l'ai pas vu depuis mon séjour à Luchon dans les Pyrénnées. Guilleret, je pénètre dans les forêts couvertes de leur tapi immaculé, je m'arrête près d'un cours d'eau pour y ponctionner ce dont j'ai besoin, quelques randonneurs s'éxécutent à la tâche également, une fois remis en route, je ne croiserai quasiment personne jusqu'au soir.

Seul, je navigue en m'aidant de mon GPS sur les portions où le sentier est encore emprisonné sous son drap blanc, je glisse, je respire le grand air pur, je m'arrête furtivement, j'écoute et je continue. À midi, j'ai déjà dix miles au compteur (16 Km), mon campement se trouve à cinq miles d'ici, après la traversée de Fuller Ridge, un versant encore très exposé. Je prends des forces avant d'entamer cette nouvelle valse avec la neige, sans rondelles sur mes bâtons et sans micro-crampons, marcher droit et à pas réguliers n'est plus si trivial, de l'agilité et un bon équilibre sont deux atouts avantageux pour mener la danse. Je mange paisiblement avec le soleil comme camarade de tablée quand un homme vient briser le silence en se rapprochant. Je le reconnais, je l'ai dépassé une heure plus tôt. De taille moyenne, fin, pas une once de graisse superflue a priori, visage saillant et géométrique, sans chapeau, sans lunettes, sans crampons. Il me demande si je compte monter au sommet (je suis assis à côté de l'intersection y menant). Sans équipement, la neige devenue molle et mouillée avec la chaleur, je lui réponds que je ne préfères pas m'y risquer.
-"Je l'ai fait hier, par l'autre face, c'est faisable sans crampons. Comment tu t'appelles ?"
-"Pierre-Louis, et toi ? "
Je n'ai pas compris son nom quand il m'a répondu, mais c'était un nom slave, plutôt oriental, quelque chose comme Mikhail, ou Nikolai peut-être. Il commence à s'éloigner, se retourne et me dit :
-"De France ? Pierre, ça sonne français ça."
-"Oui, français. Et toi ?"
En continuant de s'éloigner, il se retourne une dernière fois et crie : "Russia !", avant de disparaître derrière les arbres. Je ne le revérrai plus jamais. En finissant mon déjeuner, je laisse libre cours à mon imagination : ancien spetsnaz, marchant pour oublier ses opérations passées, il s'est déjà confronté avec des ours et les quelques decimètres de neige sur un sentier américain ne sont qu'une formalité, crampons ou non.
Je galope dans la neige sur Fuller Ridge et me lance un défi : arriver avant 16h au campement. Mes jambes s'enfoncent dans des trous recouverts de neige, mes pieds sont trempés, pour un mile j'ai la sensation d'en avoir parcouru quatre. 15h30, après deux heures d'effort, me voilà sur le campement, vierge lui, comme si la neige n'avait nullement voulu s'attarder ici. Je me hâte de libérer mes pieds de mes chaussures et chaussettes saturées en eau. Aujourd'hui fût une journée intense, la fatigue m'envahit maintenant que je suis à l'arrêt. Trois heures passent, le jour n'est quasiment plus, je suis déjà dans ma tente prêt à dormir lorsque j'entends "Heeey, Sparrow !" d'un autre randonneur encore debout. Gabriel est là, je sors l'accueillir et me presse de lui demander si sa journée a été aussi riche que la mienne. La nuit tombante et le froid coupent court à la conversation, nous discuterons plus amplement demain, mon duvet m'attend.

9 Mai Jour 18 Banning, mile 209.5

Cette courte étape alpine s'est terminée lorsque j'ai ôté mes chaussures hier soir, aujourd'hui il faut enlever le dénivelé, 20,5 miles (31 Km) de descente jusqu'en lisière de civilisation, jusqu'au dessous d'un pont de l'interstate 10. Je cavale dans les pentes tout en discutant avec Gabriel, la promesse de manger à nouveau sans retenue nous électrise. À midi nous atteignons la seule source recensée pour la journée, il faut jouer des coudes et s'enfoncer dans les buissons pour trouver des demi-places à l'ombre, ça fera l'affaire. La ville est synonyme de ravitaillement, alors je termine la quasi totalité de mes provisions, ça sera ça de moins à porter, dans le sac du moins. Luuk se montre une heure plus tard, on se donne rendez-vous ce soir à l'hôtel avant de poursuivre.

L'altitude baisse, la température augmente, c'est le retour des serpents à sonnette. Certains sont juchés au milieu du sentier, camouflés d'écailles couleur sable, mon corps freine et s'immobilise quelques microsecondes avant que je ne prenne conscience qu'un squamate à langue bifide entrave le chemin, mon cerveau a basculé dans un instinct d'hypervigilance primaire. Parfois vous entendez l'avertissement des cascabelles sans même savoir où le reptile est tapi, un bond en avant suivit d'une dizaine de pas rapides vous tirent d'affaire en général.
Certains ont eu le droit à des bières fraîches et sodas dans des glacières laissées sous le pont de la quatre voies, j'y arrive avec Gabriel à 18h, trop tard, il n'y a plus que de fin glaçons flottant dans les restes de leur propre fusion. Luuk nous rejoint et nous partons en VTC à Banning. C'est une ville "fast-food" sans intérêt, voyez là comme une immense zone d'activité commerciale. Les MacDonald's font face aux Burger King qui eux mêmes partagent le parking du Taco Bell, du Wendy's et Carl's Jr. Au dîner ce sera Pizza Hut pour nous, à 150 mètres de l'hôtel, à côté du KFC.

10 Mai Jour 19

Ravitaillement dans un Walmart aussi grand qu'une ville de campagne, un "hyperespace de marchandise" devenu le centre de l'agglomération pour reprendre l'expression de Jean Baudrillard, mon corps se crispe dans cette signalétique de l'hyperréalité où vous êtes le produit, je hais ce dégueulis de panneaux de promotions criards et cette orgie d'objets inutile étalés sur quinze mille mètres carrés, un cauchemar, je veux fuire. Je retrouve le sentier le soir, nuit à la belle étoile avec l'autoroute grondant sans discontinue au loin, veine artérielle des hypermarchés avec les semi-remorques endossant le rôle de globule rouge, demain nous retrouverons le réel.

11 Mai Jour 20

Nous avons dormi parmis les gerboises hier, elles ont laissé nos provisions intactes malgré notre intrusion sur leur domaine. La journée sera incandescente, il est 7h30, San Jacinto au loin nous protège encore des rayons direct du Soleil mais je rêve déjà d'un cours d'eau ombragé pour m'y prélassé. 7 miles plus tard, dégoulinants de sueur, nous atteignons la rivière Whitewater située dans un immense canyon.

À un mile hors-sentier, caché parmis des arbres séculaires posés sur de l'herbe grasse et verdoyante, se trouve un bureau de conservation et dans l'enceinte du parc, s'y trouve de l'eau potable; comme une épidémie de norovirus sévi parmis les randonneurs depuis quelques jours, une source qui ne recquiert pas de traitement chimique en plus de la filtration est une aubaine, si de sucroît il y est possible de somnoler sous une frondaison frémissant au passage du zéphyr, je parcourrai volontier cette distance supplémentaire. Nous suivons le sens du courant et marchons vers l'aval, nous arrivons rapidement près du bâtiment où un bras de la rivière s'écoule dans des bassins bordant le parc. La faim nous fait déjeuner aussitôt arrivés et je ne manque pas à ma parole une fois le repas terminé, je laisse le vent s'engouffrant dans les houppiers me bercer et je me mets à planer au dessus d'un sommeil léger.
Bien difficile de laisser cette oasis luxuriante pour nous enfoncer de nouveau dans le minéral et la poussière, 16h, on se promet de partir à 16h. Nous remontons la rivière jusqu'au sentier et après deux miles sur celui-ci, c'est Lu, Rob et Louise que nous retrouvons. Ce soir tous les europeans camperont ensemble, ce sera notre dernière fois réunis ainsi. Palm Springs au loin est une tâche d'huile brûlant dans la nuit, je m'endors au grand air, hypnotisé par cette combustion, d'ici je ne crains rien.

12 Mai Jour 21

La journée sera dure, une fatigue pesante m'accable dès le réveil, l'impression de m'être assoupi une heure tout au plus. Pas de chance, mon corps a choisi le jour où je dois marcher dans un canyon en longeant une rivière et son lit, en cause, des innondations ont emporté le sentier en 2023 et il n'est plus practicable. La mise en route est lente, je perds le peu d'altitude que nous avions gagné hier pour atteindre notre campement puis la rivière se montre, claire et peu profonde, inoffensive. Sauter par dessus chaque bras du cours d'eau en essayant de garder mes chaussures sèches me fait oublier la fatigue, le divertissement dissimule le manque d'énergie. Mais la chaleur et l'instabilité de la marche sur galets me rattrapent, vers 15h nous retrouvons enfin le sentier et à 17h je m'écroule au campement. Je suspecte d'avoir contracté le norovirus, je n'explique pas cette fatigue intense. On ne se couche jamais vraiment tard sur le PCT, 21h est au marcheur ce que minuit est au citadin, mais ce soir j'irai au lit encore plus tôt, bien avant que la lune ne se promène de manière ostentatoire sur le ciel.

13 Mai Jour 22

Le norovirus était une fausse piste, vraisemblablement une fatigue intense mais passagère qui n'a pas résisté à une paisible nuit de sommeil, car un nouvel homme marche ce matin. J'attaque le sentier sans ménagement, je veux en découdre. Il y a encore quelques portions oblitérées, qu'à cela ne tienne, je me transforme en un agile bouquetin le temps d'un mile ou deux, marchant en équilibre sur des éboulis, des troncs d'arbres échoués et des pierriers instables. Le vent monte à midi, mon casse-croûte sera lapidaire, deux wraps préparés et mangés debout et je poursuis mon cheminement, comme si je voulais prendre ma revanche sur la pénible journée d'hier et profiter de mon énergie indéfectible d'aujourd'hui.
Je m'arrête une première fois à 16h, trop tôt, j'ai encore de l'essence dans le reservoir, je continue. 17h, cette-fois je compte bien poser ma tente. Je ne suis qu'à sept petits miles de la prochaine ville désormais. Gabriel arrive à 19h, c'est toujours un plaisir de retrouver un ami le soir quand votre bouche est restée coite des heures durant. La solitude et l'introspection en journée, le partage et les mots ensuite.

14 Mai Jour 23 Big Bear Lake, mile 266

10h, je suis déjà en route pour Big Bear dans la voiture de "Bosco" avec Gabriel. Bosco faisait partie de la promotion 2014, il s'est reposé deux jours dans cette ville, des années plus tard quand l'occasion s'est présentée il est devenu propriétaire dans la région et il vient maintenant en aide aux marcheurs cherchant à rejoindre la ville pour recharger les batteries, comme lui dix ans auparavant. Marcher le long du Pacific Crest Trail c'est trahir la promesse que vous avez faite à vos parents en étant jeune : parler à des inconnus, accepter la nourriture qu'ils vous offrent et monter dans leur voiture.
La pêche aux calories commence après les aurevoirs et les remerciements, une bière pour la fraîcheur en premier lieu, ensuite, hamburger et french fries pour le gras et pour terminer, deux boules menthes-chocolat pour satisfaire mes récepteurs gustatifs. La complainte du ballonné va bientôt commencer.
Gabriel retourne seul sur le sentier après-manger, on se donne rendez-vous aux sources chaudes à 42 miles d'ici, je reste deux nuits avec le reste du groupe pour ma part.

16 Mai Jour 25

Bosco rôdait dans les parages de l'auberge ce matin, à la recherche de randonneurs voulant poursuivre leur aventure, à 9h30 il me dépose là où je l'avais rencontré deux jours plus tôt, la parenthèse s'est refermée. À 17h, j'ai resseré l'écart avec le Canada de vingt miles supplémentaires, je n'ai pas vu la journée s'écouler. J'ai laissé mon corps au repos à Big Bear, confronté à nouveau au sentier je le sens endurci, confiant et serein, cette distance de vingt miles semble naturellement réalisable dorénavant, sans avoir à en subir les courbatures immédiates. Ma cadence de marche assez preste m'octroie le droit de profiter d'un soleil clément de fin d'après-midi, assis sur un roc les pieds baignant dans la rivière. Il y a un mois, j'étais à Charles de Gaulle, les pieds sur le linoleum, patientant jusqu'à l'embarquement de mon vol pour New-York.

17 Mai Jour 26

Je marche les jambes légères, il y a plusieurs cours d'eau à passer aujourd'hui, je saute de roche en roche pour épargner à mes chaussures l'immersion et lorsque cela n'est pas possible, je les ôte un court instant et le passage à gué me rafraîchit. Peu avant midi, l'occasion de me baigner complètement dans une rivière se propose, les opportunités d'enlever l'excédent de poussières et de sueur tout en luttant contre la chaleur californienne sont trop rares pour être ignorées. Après mon déjeuner, propre, repu et armé contre la surchauffe, je continue. À 17h, les sources sont en vue. Je cherche Gabriel, j'entends un sifflement, il prend le soleil allongé sur un énorme rocher, il me fait signe. Je m'empresse de le rejoindre, un peu maladroitement avec mon materiel sur le dos, en zigzaguant sur la roche humide et glissante. Je m'en débarasse, ne garde que mon caleçon devenu maillot de bain et je plonge dans la lac. Je glisse ensuite dans une piscine remplie d'eau naturellement chaude et souffrée, "quelle vie..." pensais-je, j'aimerais que mes journées soient à jamais semblables. Gabriel a quitté la ville il y a à peine plus de trois jours mais nous devisons comme si trois années s'étaient écoulées. Seul, il semblerait que mes pas emmagasinent mes pensées et lorsqu'un ami se présente, ma langue pioche dans la réserve pour les exposer.

19 Mai Jour 28

La nuit dernière, une table de pique-nique en ciment m'a servi de sommier, plane, isolée du sol, faisant face à un placide lac, une suite deluxe en somme. Aujourd'hui, je suis en mouvement dès potron-minet, en quête d'un objectif presque inavouable. Quinze miles au nord de ma table-lit d'hier, le sentier rencontre de nouveau une autoroute et à moins de cinq minutes de cette jonction se trouve, un MacDonald's. Je dépense trop de calories quotidiennement pour éviter cet arrêt sous prétexte que l'enseigne représente ce que j'honnis dans la société, il faut bien que je me trouve des excuses, une tout du moins. Je pense à ceux ayant entamé et mené jusqu'au bout, ou non, une grève de la faim, ils ont gagné l'intégralité de mon respect. Pas réellement affâmé, mais tout de même en quête d'un peu plus de calories que ne peuvent en offrir mes nouilles déshydratées, la faim m'a fait fléchir à la première occasion, sans résistance je bifurque en direction du grand "M" jaune.
Trop de monde, le tumulte, la fatigue, la climatisation et les biip biip biiip des machines m'opressent, je veux déguerpir d'ici en vitesse. Dans deux jours nous serons à Wrightwood en passant par le col de Cajon, ce soir je campe au pied de celui-ci avec Gabriel, nous franchirons une partie des mille mètres de dénivelé avant que le soleil ne nous accable demain. Après dîner, allongés par terre, sans le moindre tracas nous empoisonnant l'esprit, nous fumons lentement des cigarettes sans filtre, "quelle vie..." pensais-je encore, j'aimerais que mes soirées soient à jamais semblables.

20 Mai Jour 29

Hier soir, une fois le Soleil parti éclairer l'hémisphère voisin, le désert est devenu plus inquiétant, l'humidité a accouru et nous a forcé à planter la tente pour éviter une sévère condensation sur l'équipement. Au matin, le désert empli de brouillard paraît nettement moins aride, c'est une belle aubaine pour ne pas subir l'écrasante chaleur de ce mois de Mai. Nous gagnons en altitude, perçons la brume en quête du ciel, nous marchons vite, il n'y a rien à voir de toute manière, il suffit de respirer pleinement, le pétrichor a envahi l'atmosphère, j'en deviens ivre. Puis, le Soleil fini par reprendre son territoire, le brouillard se replie, il ne peut vaincre sans l'aide des nuages. Je retrouve les forêts d'altitude, c'est au tour de la sève fraîche et des aiguilles de pins de prendre le relais odoriférant, j'ai du mal à placer mes pas tant mon nez pointe en l'air et mon regard fuit à l'horizon.

À 2200 mètres d'altitude je répète le rituel inébranlable de la fin de journée, j'installe mon abris, je gonfle mon matelas, puis mon oreiller, chaque pièce de mon équipement trouve sa place à l'intérieur de la tente, je m'habille en fonction du mercure, je fouille dans mes provisions, je prépare mon repas, l'engloutis en autant de temps qu'il n'a fallut pour le préparer, ma gamelle a le droit à une sommaire vaisselle, je range le tout, un rapide brossage de dent si mes réserves d'eau me le permettent et je me glisse dans mon duvet en frémissant de confort, avec l'agréable sensation du devoir accompli.

21 Mai Jour 30 Wrightwood, mile 369

Neuf heures, le pouce à nouveau érigé au bout de mon bras au dessus de l'asphalte, j'attends la voiture qui m'emmenera vers le confort. L'éffort est succinct, cinq minutes plus tard je dévale le col assis à l'avant d'une Jeep en faisant la conversation aux côtés du chauffeur. Mon cerveau n'a pas daigné retenir le nom de ma bienfaitrice et je ne sais pour quelle raison, je n'ai pas osé lui redemander une fois arrivés à Wrightwood. Lâché dans le village, je m'empresse de m'attabler au Grizzly Bear Cafe pour satisfaire cette éternelle et irrépressible envie de remplir mon gosier. Gabriel se montre peu après, pareillement en quête de satiété.
Les pancakes digérés et les provisions achetées, nous discutons assis à une table près de l'entrée d'une supérette. À une distance de bras face à moi, un type à la peau brunie par le soleil s'essaye à réparer un bâton de marche, son sac à dos tout éculé est transpercé d'épais fils de couture, stigmates de ses nombreux ravaudages menés d'une main grossière mais agile. C'est un "homme du désert", il s'explique : seuls les premiers mille kilomètres de cette aventure le passionent, c'est la quatrième fois qu'il traverse le "désert", la suite ne le concerne pas. Il nous raconte comment il a, littéralement, fait la peau à un crotale quelques jours auparavant, le tégument désormais enroulé autour de son chapeau de paille. Son ravitaillement est nettement plus rapide et moins onéreux que le nôtre : nouilles déshydratées, beurre de cacahuètes et chips de maïs, ni plus, ni moins. Vous vous sentez aventurier et puis vous rencontrez ces personnages singuliers, son nom nous est inconnu mais il aura gagné celui de "Mad Max".
Plus tard, à la brasserie du village, nous recontrons tout un groupe de français et leurs acolytes : Charlotte "Honeybun", Geoffrey "FarOut", Camille "Hiker Box", Samuel "Biatch" et "Diplomate", Jason "McDouble" et "Panda". Le temps d'une soirée la terrasse s'est transformée en guinguette francophone.

22 Mai Jour 31

Les miles se suivent et ne se ressemblent pas, je nage à contre courant dans mes souvenirs un court instant, le 22 Avril je collais mon campement à celui de Gabriel par peur des serpents et d'une nuit seul à la belle étoile; ce soir, j'ai volontairement choisi un campement où je me savais isolé. Allongé sur mon matelas près d'un arbre, ma tente pliée dans son sac de rangement, je lis à voix haute les mots enrobés de sagesse de Jean-Louis Etienne, un oeil furtivement jeté de temps à autre sur le jour déclinant dérrière les sapins, une cigarette entre l'index et le majeur. Tamanta strada, la route a été longue, mais je vis pleinement ma marche désormais.
Demain, le mont Baden-Powell, sa neige et ses paysages m'attendent, je suis à envriron cinq miles du sommet et je suis sensé y retrouver Gabriel pour le lever de soleil. Le réveil est réglé à 3h30.

23 Mai Jour 32

Le vent fût loquace cette nuit, j'ai dormi d'un sommeil de porcelaine, j'ai dû museler mon téléphone avant qu'il ne me rappelle à l'odre à 3h30 pour pouvoir accumuler un peu plus d'energie. 5h45, les premiers pas, tant pis, je ne surprendrai pas le Soleil au saut du lit et Gabriel doit sûrement m'attendre à l'heure qu'il est, j'essayerai de le rattraper plus tard. 6h15, je suis au pieds du mont et il ne reste plus qu'à s'élever, 820 mètres me sépare du sommet. Le vent siffle dans les sapins et sur les tentes des quelques courageux encore endormis ayant réussit à trouver un replat parmis les arbres et les rochers. Passé les premier lacets, la neige s'est invitée sur l'ubac, le sentier hiverne encore dans une capsule immaculée. Zigzaguer n'est plus une option, une voie frontale offerte par des traces fraîches de godillots semblant menées au sommet s'ouvre devant moi dans la neige. Je m'engage dans les pas de mon prédécesseur comme un quadrupède à pattes avant en aluminium, tentant de maintenir l'équilibre et arrachant quelques décimètres d'altitudes à chaque enjambées. Il me faudra une heure et demie d'effort pour venir à bout de ce dénivelé et poser devant le drapeau aux cinquantes étoiles planté à 2865 mètres d'altitude.

Je signe le registre et je débarasse le sommet en vitesse, le vent n'invite pas à profiter des hauteurs. J'enlève rapidement une partie du dénivelé, une heure plus tard Gabriel est dans mon champ de vision, je hurle comme un coyote pour lui signaler ma présence. Baden-Powell l'a rendu lui "tripède", un de ses bâtons n'a pas résisté à sa performance d'équilibriste sur neige.
Peu après notre réunion nous devons sortir du sentier, une section de celui-ci est officiellement fermée au publique, il faut laisser de l'intimité aux amphibiens en voie d'exctinction ayant choisi cette région comme lieu de reproduction. Deux alternatives possibles : à l'Ouest en marchant sur une route de montagne fermée à la circulation, à l'Est sur un sentier sinusoïdal passant par le Mont Williamson. Deux sommets en un jour ? Plus qu'un challenge, une évidence. Peu de personnes ont emprunté cette alternative, il n'y a aucune trace de pas et le sentier est à peine perceptible. Arrivé au sommet, je sens mon corps affâmé comme un épagneul attendant la curée, l'altitude puise abondamment dans les réserves. Seul sur mon trône à 2500 mètres au dessus du pacifique, je déjeune. Le désert de Mojave au loin semble infini, étourdissant, il s'unit à l'atmosphère dans un gradient pastel, une polyphonie visuelle terre-ciel.
Gabriel m'a rejoint entre-temps, nous laissons le trône derrière nous pour louvoyer sur les versants descendants et ascendants jusqu'au soir. 19h30, fin de la marche, vingt-cinq miles, peut-être plus, je n'ai pas compté le dénivelé, je courbe sous la fatigue, la bonne fatigue. " Demain c'est grasse mat' ! " dis-je à Gabriel en mastiquant mon mélange purée-nouilles-chip-tabasco.

24 Mai Jour 33

Je passe la marque des quatre-cent miles dans l'après-midi, j'aime passer ces étapes symboliques, elles vous rappellent qu'avec un peu patience et de persistance, la distance totale importe peu. Nicolas Poussin résume très sagement cette philosophie après sa traversée des Himalayas (La marche dans le ciel - 5000 kms à pied à travers l'Himalaya) :

Le chemin est une école du stoïcisme : marcher, comme philosopher, c'est "apprendre à mourir". Et puis tout arrive, c'est la grande sagesse de la limace.

Bientôt je n'y ferai plus attention, la marche non pas comme volonté, mais comme nécéssité. Marcher sera, au même titre que ma respiration ou ma digestion, sous les ordres de mon système nerveux autonome. Vingt miles de plus d'enlevés aujourd'hui, je plante ma tente sur les derniers reliefs des monts San Gabriel, demain je rejoindrai petit à petit la vallée.

25 Mai Jour 34

Un groupe de trail angels s'est installé autour d'un poste de gardes forestiers à vingt et un miles d'ici, prêt à sustenter ceux qui auront la chance de passer non loin, l'information a circulé sur FarOut puis a sauté de bouches en oreilles. Je fais équipe avec Gabriel pour un nouveau défi : y arriver avant quinze heures. Vers treize heures, après un déjeuner la tête enfoncée dans l'ombre d'un buisson et les jambes étalées au soleil sur le sentier faute de place, une douleur apparaît au niveau de ma fesse droite, je ralentie un peu, Gabriel m'échappe. Je le retrouve près d'une source, il est quatorze heures, plus que soixante minutes. Il ne reste que deux miles, nous rencontrons "Snowy" et sa femme Macko en chemin, tous deux instigateurs du festin qui nous attend, ils effectuent une promenade de santé à quelques miles au Sud du poste, ils ont déjà des provisions dans leur sac, Gabriel opte pour une bière, ma soif choisit pour moi un soda. 14h50, il reste encore un mile, plus le choix il faut courir. Des nuages de poussières se lèvent derrière nous, courir à dix kilomètres à l'heure sur un sentier escarpé de montagne avec treize kilos sur le dos n'est ni prudent ni recommendable, une chute serait probablement funeste, la stabilité de chaque pierre est devinée avant d'y appliquer tout notre poids. 14h59, nous passons le panneau annonçant le campement. Etait-ce utile ? Non. Amusant ? Certainement ! Fatiguant ? Demain nous le dira.
Le souffle retrouvé, c'est un mirage se présentant devant nous, des tables croulantes sous les barres de céréales, les fruits, les bonbons, les chips et les gâteaux, des glacières remplies de bières et sodas, une pharmacie avec tous ce qu'il faut pour baîlloner les douleurs, une de nos hôtes, "Tortoise", nous offre un burrito après un bref débarbouillage. Si ce campement avait été inauguré par les frères Grimms, je soupçonnerais la précense de quelque poison dans les gâteaux ou de sorcières déguisées cherchant à nous engraisser. Le festin dure toute l'après-midi, les canettes s'ouvrent et les langues claquent, de nouveaux convives arrivent sporadiquement, le festin du soir succède à celui du déjeuner, le feu central est une ampoule éclairant les conversations. Vers dix heures je m'en vais confier mon corps estourbi par l'effort et l'alcool à mon matelas gonflable, laissant les rires s'estomper dans la nuit. Certains trouvent le terme "angels" démesuré, ce soir je leur donne tort.

26 Mai Jour 35

Allourdi par cette ribote de la veille, je retrouve le sentier vers 11h. Je marche lentement, d'un pas nonchalant, l'esprit alangui, le contraste avec la course éffrenée d'hier est frappant. Le soleil est au zenith, le sentier décline vers une aire de repos près d'une route menant à la ville d'Acton, du monde s'affaire sous un petit édicule semblable à une pergola. Arrivé à sa hauteur, par timidité et un brin par politesse je fais semblant de n'avoir pas compris, puis on me lance un "trail magic !" et je fais mine d'être étonné. "Click" et sa soeur profitent d'un week-end prolongé pour mettre à disposition leur talent de cuisinière. Refuser n'est pas une option et serait perçu comme une déconvenue, elles qui ont conduit depuis Los Angeles pour faire don de leurs temps. Je m'approche, m'installe et mange respectueusement ce que l'on m'offre tout en discutant. Ce fût délicieux, bien chaleureusement je remercis mes bienfaitrices et me remets en route en compagnie de Gabriel s'étant montré peu après. Nous n'irons pas bien loin, je me sens plus ours cherchant à hiverner après s'être engraisser qu'hirondelle prête à s'envoler l'hiver approchant, la premier replat sur le haut d'une colline une poignées de miles plus loin fera aisément l'affaire pour la nuit.

30 Mai Jour 39 Hikertown, mile 517,6

Depuis quatre jours, je me démène pour retrouver un rhytme de vingt miles quotidients, la chaleur envoutante invite à de longues siestes à l'ombre plutôt qu'à l'effort quel qu'il soit. Des douleurs apparaissent çà et là, celle de ma fesse droite s'installe et déguerpit à sa guise, sans me donner d'indice sur sa nature. À 17h30, je me présente à l'entrée d'Hikertown, l'endroit n'est semblable à aucun autre. Une maison est bâtie sur un grand terrain vague, auprès d'elle, une table et des chaises pour une dizaine de personnes sous une pergola posée sur une terrasse, des arbustes ceints par une petite clôture de bois peinte en blanc offrent un peu d'ombre, partout ailleurs, des cabanes construites et décorées façon far west, ceux désirant baigner dans l'ambiance "3h10 pour Yuma" peuvent y dormir en échange d'une quarantaine de dollars. Maria, une méxicaine de Guadalajara est la matriarche du lieu, elle mène les opérations avec vigueurs et acceuillent les vagues de randonneurs s'écrasant ici chaque jour. Ce décor de festival est planté au commencement d'une section qui sera nocturne pour la majorité des marcheurs, une section longeant en partie l'aqueduc de Los Angeles, aux portes du désert de Mojave et de sa chaleur insidieuse. Certaines chaises sous la pergola se vident lorsque j'arrive, des groupes s'en vont entamer leur marche étoilée direction Tehachapi.

31 Mai Jour 40

Chercher l'ombre, somnoler et patienter jusqu'à ce que l'hemisphère tourne le dos au Soleil sont les seules occupations de chacun ce jour là. Puis, enfin, les premiers téméraires quittent le repaire, laissant la place aux nouveaux fraîchement débarqués, comme ce fût le cas hier. Je pars en groupe, chacun fardé de peinture et ornementé de bracelets fluorescents pour rendre la soirée mémorable. La nuit tombe, la lumière des frontales s'élève, rouge, blanche, faible, puissante, chacun choisi le mode qui lui convient. En devant du groupe, pour échapper aux faisceaux lascérant l'obscurité, je marche lampe éteinte, la tête légèrement relevée, les yeux braqués sur l'Univers, les pupilles dilatées filtrant le passé que me montrent les étoiles. Plusieurs heures passent durant lesquelles j'étais empli d'énergie inaltérable, je voulais courir, je voulais voler, comme dans un rêve lucide. La noirceur de la nuit entrave ma vue, mes autres sens ont pris le relais, j'entends les gerboises détaller, les serpents filent par dessus les talus lorsque les vibrations de mes pas deviennent trop menaçantes, au loin les éoliennes fendent l'air et leur feu clignotant la nuit, l'air est frais et le climat parfait. Vers minuit j'accuse le coup et la réalité me rattrape, mes douleurs m'extirpent de mon rêve sur lequel j'avançais. Luuk est à ma hauteur désormais, parler me fait oublier mes maux. Peu avant deux heures du matin, nous arrivons au campement près d'un barrage, sous les éoliennes. Je m'endors malgré l'incéssant et bruyant brassage au dessus de ma tête.

01 Juin Jour 41

Dix heures, je suis allongé sous un arbuste, une rivière gronde timidement en contrebas, je tente d'effacer ma dette de sommeil en attendant le retour d'une chaleur plus supportable pour continuer. Deux micro-siestes, peut-être trois je ne sais plus, m'aideront à venir à bout de l'attente, pas de ma dette hélas. À seize heures, je quitte ma planque et poursuis. Je prends de l'altitude, le vent monte et devient insistant, il teste mon équilibre. J'arrive sur le campement et comme un canidé répondant à un son instinct de survie, j'inspecte les recoins, je palpe le sens du vent, je tâte et applatis la terre avant d'installer mon bivouac. Je n'ose même pas monter ma tente, le vent est trop violent, les arbres vacillent et courbent sous la pression des rafales, mon matelas est a leur portée en cas de chute mais je mets ma confiance dans leur robustesse. Une biche me rend visite durant mon dîner, le vent camoufle mes bruits, elle ne m'a pas remarqué. Elles sont plutôt rares sur cette section, je suis honoré de terminer la journée sur ce tête à tête improvisé. Nos regards finissent par se croiser pendant ce qui m'a paru comme une minute, puis elle détale, son instinct lui a ordonné de fuir devant son prédateur.

02 Juin Jour 42 Tehachapi, Mile 566,5

Je retrouve Luuk en cours de matinée, il nous reste un peu moins de deux heures de marche avant de rejoindre la sortie pour Tehachapi. Le vent s'est légèrement tu, les champs d'éoliennes mécanisent le paysage. Une fois sur le bord de la route, les sacs posés au sol contre nos jambes, le badge du PCT en évidence, les bâtons repliés et les sourires exagérés, nous entamons la recherche passive d'un covoiturage pour la ville. Moins d'une heure plus tard nous sommes déposés devant notre hôtel, déguenillés et impatients de nous laver. Cette première étape en Californie du Sud arrive à terme, il nous tarde de tourner la page et plonger dans le second chapitre.

05 Juin Jour 45

Je quitte l'hôtel à 6h30 avec Gabriel et Luuk, nous voulons marcher le plus possible avant midi et se préserver des fortes chaleurs annoncées. Mon sac me paraît bien appesanti avec les six jours d'autonomie à l'intérieur, la sangle pectorale se rompt une heure après le départ, il me paraît maintenant comme la voûte celeste reposant sur les épaules d'Atlas. À dix heures j'attaque le dénivelé vers le col de Tehachapi et il fait déjà anormalement chaud. 11h, je cherche l'ombre salvatrice pour refroidir mon corps, la végétation est basse et seuls les arbres de Josué semblent se plaire dans ces paysages, leur singularité et leur exotisme ne leur confèrent pas en revanche d'excellentes qualités de parasol. Je reprends la marche un peu inquiet par la fournaise presque saharienne. Trente minutes plus tard, je pose mon sac et m'adosse contre un arbre de Josué au premier replat, plus loin le chemin poursuit son ascension, continuer me serait dangereux car un début de nausée commence à m'accabler. Luuk et Gabriel arrivent, Luuk est également affaibli et affecté par le climat, Gabriel semble plus serein. Je consulte la météo, elle annonce plusieurs jours d'une canicule intense, nous avions sous-estimé le phénomène et certainement notre proximité avec la Death Valley. Tous trois réfugiés sous un buisson, nous entamons la pénible attente d'un moment plus propice à l'activité physique, je n'arrive pas à dormir, la température extérieure est plus élevée que celle de mon corps, s'hydrater sans retenue n'est également pas une option, la prochaine source est à cinq heures de marche alors nous devons nous rationner.
En fin d'après-midi il est temps de se mouvoir à nouveau, il nous faut au minimum couvrir la distance jusqu'à la source, Gabriel a pris les devants une heure plus tôt. Le soleil nous offre ses dernières lueurs, enfin la température daigne s'incliner, l'obscurité se montre et les frontales prêtes à servir ceignent le crâne. Lorsque nous atteignons enfin la source, les diptères se lancent à l'assaut des faisceaux comme des kamikazes, nous déguerpissons promptement les réservoirs une fois pleins. À 23h nous improvisons un campement dans un espace exigu entre arbrisseaux et buissons, la fatigue nous pèse, demain la chaleur sera tout aussi féroce, un départ à l'aurore est primordial.

07 Juin Jour 47

Deux jours que notre rhytme est devenu saccadé, la chaleur force un hiatus qui éfface l'éffort de l'après-midi. Paradoxalement, la température nous ensuque après-manger tout en nous maintenant éveillés. Mon corps désenchanté quémande un peu de repos, après sept miles de marche matinale, une petite rivière en contrebas d'un campement sera mon salut pour ce jour. Luuk et Gabriel se joignent au projet "journoyer à l'ombre au bord de l'eau".

08 Juin Jour 48

Mille kilomètres, des cailloux formant le nombre à quatre chiffres, posés en évidence sur le côté droit du sentier, m'incitent à me retourner et regarder le chemin parcouru avec gratitude. "Peut-être finit-on par arriver à ses buts à force d'avancer doucement ? À force de patience, à force de lenteur..." dit Sylvain Tesson. (La marche dans le ciel - 5000 kms à pied à travers l'Himalaya). La canicule sévissant toujours, la pause est éphémère et je poursuis. Plus loin, à nouveau, les arbres de Josué étireront le temps de l'après-midi, allongés tous deux sous un entremêlement de troncs aux allures d'hérissons (comme l'a fait remarqué mon filleul), Gabriel et moi rêvons de fraîcheur.
Le soir venu, un peu rêveur, fumant sur mon rocher face au soleil cherchant refuge au loin derrière le relief, je réfléchis à cette aventure. Les conditions de ces derniers jours ne m'enchantent pas, mais qu'importe, lorsque je m'allonge sous les étoiles rien n'a vraiment d'importance. Cette ligne fendant le pays sur laquelle j'avance ne donne pas de place ni de crédit à la routine; la chaleur, la pluie, le vent, la fatigue, l'ennui, la douleur s'en iront, réapparaîtront, persisteront ou disparaîtront. Tout est vite oublié et l'on a hâte de recommencer aussitôt que le repos est suffisant. Un seul objectif, avancer.

10 Juin Jour 50 Lake Isabella, mile 652

Quelques tentatives d'autostop infructueuses nous mènent à emprunter le bus pour Lake Isabella avec Gabriel, les provisions se font minces dans le sac et il faut se ravitailler. Nous roulons sur l'asphalte brûlant d'une Californie profonde, moins photographiée et peu habitée, loin des côtes et des palmiers.
Luuk a retrouvé Lu chez Monika et Karl hier soir, un couple mettant à disposition une partie de leur propriété aux randonneurs désireux de s'y reposer. Ils nous rejoignent pour déjeuner dans un fast-food au terminus de la ligne de bus et sans grand éffort, réussissent à nous convaincre de rester une nuit chez ce couple de trail angels. Mon matelas est percé, un peu de repos ne nous serait pas préjudiciable, nous aurions l'espace pour nous quatre seulement et aux dires de Lu, Monika et Karl sont dotés d'une rare bonté. Le sentier attendra une journée, nous rentrons tous quatre dans la Jeep prêtée par le couple, direction leur propriété. En contrebas de leur demeure se trouve un cours d'eau assez profond pour s'immerger, une terrasse ombragée près d'une petite mare artificielle couverte de nénuphars, un barbecue tout équipé, une caravane avec un réfrigérateur et eau courante, j'ai à mes côtés des amis pour partager le tout, bien sot aurais-je été si j'avais refusé l'invitation.

11 Juin Jour 51

Hier soir les grenouilles ont joué la sérénade et je me suis endormis dans ces appels gutturaux. Au matin, la machine caniculaire est revenue, je me baigne dans le cours d'eau dès que possible pour me refroidir et me réveiller. La journée passe mollement, nous quittons cet havre de repos sans conviction à 17h15, Lu se reposera une nuit supplémentaire ici, Louise et Rob qui sont arrivés en fin de matinée prennent notre place. Peut-être que les tentatives d'autostop de la veille n'étaient finalement pas vaines, tous trois aux abords de la ville cherchant à se faire voiturer jusqu'au col que nous avions laissé hier, Pat, un cow-boy du coin, stetson sur le crâne, nous reconnaît et accepte de nous emmener dans son pick-up, yeeehaw !
Il doit être 18h30, nous sommes de nouveau face au sentier, Pat nous souhaite bon vent, nous serrons la main caleuse de notre cow-boy bienfaiteur et attaquons le dénivelé en rang d'oignons. Le soleil dore l'atmosphère et laisse la nuit s'installer un peu plus à chaque pas. Nous déposons les armes à 22h45, demain du dénivelé nous attend, il faudra le parcourir dans la fraîcheur et la faible lueur matinale.

12 Juin Jour 52

4h15, mon téléphone m'extirpe d'un sommeil vaporeux, j'ouvre les yeux dans un sous-bois encore nocturne, des yeux déjà impatient de replonger dans leurs rêves. Le groupe se reforme et nous partons à travers la pénombre. Une vieille amie me rend visite en milieu de matinée, ma douleur au niveau de la fesse droite, cette fois je n'arrive pas à l'esquiver, je dois m'arrêter pour prendre un antalgique. Si la douleur était comparable à un petit choc électrique les quelques fois où elle s'était manifestée, aujourd'hui c'est une aiguille que l'on me plante dans la fesse. Je poursuis pensant devoir grimacer et m'arrêter à nouveau, mais la douleur semble s'être effacée après quelques enjambées, l'antalgique ne peut pas avoir agi aussi rapidement, je reste perplexe.
Voilà six heures que je marche, je me rafraîchit dans un mince cours d'eau traversant le sentier et m'endors lourdement sous un arbe après avoir déjeuné. À 17h je décide de poursuivre encore quelques heures, demain j'atteindrai Kennedy Meadows, marquant la fin du désert et le début de la Sierra-Nevada. Le soir, seul sur mon campement le regard tourné vers les montagnes qui m'appelent, je repense à ces cinquante-deux jours derrière moi, à ces instants devenus souvenirs, à cette première étape qui appartiendra demain au passé, une douce mélancolie caresse mon cerveau et se diffuse dans mon squelette.

13 Juin Jour 53 Kennedy Meadows South, mile 702

Il ne reste que quinze miles à parcourir jusqu'à Kennedy Meadows, je survole le sentier l'esprit flottant, courant parfois sur quelques centaines de mètres, sans raison si ce n'est mon excitation. Je vis cette arrivée comme une fin d'année, avec la hâte de sauter à pieds joints dans la nouvelle, plein d'entrain et de résolutions, roboré et confiant, me promettant qu'elle sera meilleure que la précédente. 12h15, je marche le long d'une route goudronnée, je me rapproche du general store, je monte les trois marches menant à la terrasse et me dirige vers les tables, je suis applaudi par la trentaine de personnes présentes, je dois sûrement paraître un peu gêné. Ce traitement n'est pas de faveur, pour célébrer la fin officielle du "désert", chaque marcheur ayant achevé les 702 miles depuis Campo a le droit à son ovation, c'est une coutume. Cette terrasse est un caravansérail de randonneurs, certains arrivent, d'autres partent, je reconnais quelques visages, la plupart sont nouveaux, je me crois dans la cours d'une école un jour de rentrée scolaire, cherchant à qui je pourrais parler, un peu intimidé par le monde. Ça inspecte son matériel par ici, fouille par là dans les hiker boxes, on se repose dans les hamacs dérrière, découvre son nouvel équipement à l'intérieur, on rigole en buvant de la bière sur la terasse, le va et vient est constant. Deux campements se tirent la bourre pour rameuter le plus de randonneurs, celui-ci où je viens d'attérir et son concurrent, le Grumpy Bear Campground, de réputation plus festive, le bar y joue sûrement pour quelque chose. Luuk et Gabriel arrivent chacun leur tour, ce soir nous irons dormir chez le concurrent, 702 miles ça se fête !