
Heureux le voyageur qui trouve beaucoup d'amis ! En vérité, c'est à leur recherche
que nous courons le monde.
Robert Louis Stevenson
Le repos est terminé, il est maintenant temps de s'engager encore un peu plus dans le sauvage et découvrir la muse que John Muir à chéri toute vie, sa source d'inspiration, son eden, sa "chaîne de lumière". Le trio franco-néerlandais se met en marche à 17h, l'idée n'est pas d'aller bien loin aujourd'hui, quelques miles tout au plus, l'histoire d'avoir mis au moins un pied dans la Sierra. Dans la première demi-heure, je sens la gêne au niveau de ma fesse droite qui revient, je reste coi, je refuse d'y croire. Le sac peut-être ? J'ai changé de sac, ça doit être ça. Non je sais, c'est cet impedimenta qu'est la bear canister, un système de stockage "anti-ours" de la nourriture, que je dois me trimballer obligatoirement désormais et qui ajoute un poid considérable au reste de l'équipement. Peut-être est-ce mes nouvelles chaussures, le temps que je m'y fasse. Je repense à la kinésithérapeute ambulante qui était présente il y a deux jours sur le campement, "ça passera avec du repos, pas la peine de la solliciter" me suis-je dit, je me sens stupide. La douleur pongitive qui menace à chaque pas me rappelle ma stupidité, je finis par avouer à demi-mot aux camarades que ma douleur revient, comme pour me libérer d'une partie de son poids. Luuk est devant moi, Gabriel derrière, soudain mon cri fend l'air et couvre un instant le bruit des remous de la rivière en contrebas, je suis à l'arrêt, la tête appuyée contre ma main sur un de mes bâtons, on m'a planté un couteau dans la fesse, c'est ce que j'ai cru ressentir durant une éternelle seconde. "Passe devant, je vais ralentir, t'inquiètes pas" dis-je à Gabriel, une fois la lame retirée. Je ne sais plus comment marcher, je n'ose même pas toucher mes muscles fessiers pour sonder l'origine de mon mal, je desserre un peu la ceinture ventrale de mon sac et je continue. Elle est partie, une heure plus tard nous sommes au campement et la douleur ne s'est plus manifestée, je ne comprends rien, je rumine, je ne pouvais pas avoir des ampoules comme tout le monde ? Je dîne avec l'inquiétude, j'ingurgite 400 milligrammes d'Ibuprofène pour le dessert et je vais me coucher.
La Sierra-Nevada est un massif montagneux, lorsque vous vous y engagez, vous signez pour jouer avec l'altitude. Comme un bateau dansant avec la houle, vous grimpez sur les vagues, ici les cols, et une fois au sommet, vous redescendez. Continuez ainsi de suite jusqu'à sortir du manège, c'est à dire gagner la ville ou la vallée, pour ce faire, passez simplement un col perpendiculaire au sentier.
Avant de s'y aventurer depuis Kennedy Meadows, trois stratégies de ravitaillement sont présentés aux marcheurs : à courts, moyens et longs termes. Nous avons opté pour la seconde, à moyen termes, sept jours de nourriture dans le sac, nous emprunterons le Kearsage Pass à une centaine de miles d'ici et une fois en bas du versant, nous irons nous ravitailler à Bishop ou à Lone Pine. C'était ma stratégie avant qu'un chirurgien au doigté grossier ne me triture les nerfs fessiers sans anesthésie hier. Ce matin seuls mes pieds sont sur le sentier, mon cerveau encore un peu traumatisé est concentré sur une arrivée impromptue de la douleur et moi je discute avec mes pensées des solutions pour régler ce caprice, semble t'il, nerveux. La première solution serait de revenir sur mes pas, je ne suis qu'à une demi-journée de marche de Kennedy Meadows, la kiné est peut-être encore sur place et pourra me prendre en "urgence". La deuxième consiste à bifurquer par Cottonwood Pass dans une trentaine de miles, le col passé je peux rejoindre Lone Pine et chercher un avis médical là-bas. J'avais nommé la troisième solution "la technique de l'autruche optimiste", mais j'ai depuis appris que l'animal n'est pas plus idiot qu'un autre et n'enfouit nullement sa tête dans le sable face au danger, alors elle s'appellera à posteriori celle du "politique en plein scandale médiatique", je continue mine de rien en espérant que la douleur abandonne l'affaire, ou qu'une autre prenne sa place. Aucune des trois ne me plaît et mon aimable propension à l'auto-flagellation ajoute un peu de sel sur la plaie, je me sens toujours stupide de n'avoir pas pris le problème au sérieux plus tôt. Et puis je réalise, dans trois jours est prévue l'ascension du Mont Whitney, l'acmé de cette section, l'apogée de la Sierra, est-ce que je peux prendre le risque de me retrouver bléssé entre deux cols en haute altitude ? Mais en même temps, l'idée de manquer l'ascension avec Gabriel et Luuk me paraît comme une tragédie et me rend tristement furieux. Ça bouillone là-haut et en bas de mon dos le chirurgien commence à s'affairer à nouveau. Je peste contre les Algées tout en faisant des pauses, la douleur me laisse tranquille pour une vintgaine de minutes quand je décharge mes épaules du poids de mon sac, puis j'y retourne, craigant le coup de scalpel à chaque enjambée comme l'apparition soudaine du tueur dans un mauvais film d'horreur. Je finis par atteindre le campement sans avoir eu à claudiquer, faire des pauses régulières semble avoir fonctionné, vingt et un miles, une journée presque normale en somme. La fin de journée écarte naturellement la première solution à mon problème, faire marche arrière n'a désormais plus de sens, ce sera Cottonwood ou Kearsage Pass.

La journée démarre sous de bonnes augures, alors que je suis à l'écart du campement pour faire mes besoins, encore accroupis, j'entends des branches craquer, quelqu'un approche. Je perds l'équilibre et un de mes talons s'enfonce dans mes selles, un "puuuutaaiin" incontrôlable s'échappe de ma bouche le plus sincèrement du monde, je me nettoie comme je peux et je me fais superstitieux, c'était le pied gauche, ça devrait me porter chance. Je plie mon bivouac et décolle. Un mile, deux, trois, puis quatre, toujours pas de douleur. Au bout du cinquième je rattrape Luuk faisant une pause.
- Ça va mieux ? demande t'il.
Je n'osais pas me prononcer, comme si admettre que je n'avais pas eu mal jusqu'ici allait déclencher la catastrophe, je réponds un peu à côté et poursuis. Vers onze heures, l'embranchement pour Cottonwood Pass se montre à ma droite, deux randonneurs assis contre un rocher me demandent si je compte aller me ravitailler à Lone Pine. Je leur réponds que j'ai assez de nourriture et que je vise le lac à une douzaine de miles d'ici comme campement du soir. Voilà, la deuxième solution de retraite face à mes douleurs mystérieuses vient d'être caviardée sans que je m'en rende vraiment compte, la prochaine porte de sortie est désormais à quatre jours de marche. À midi, dans une clairière aux côtés d'un cours d'eau ténu, je m'installe pour déjeuner et je suis rejoint par Luuk, suivi d'un groupe rencontré il y a quelques semaines. Je vais user d'un peu de temps et de quelques lignes pour les décrire, ils feront parti intégrante de la suite de l'histoire dorénavant et même si je n'ai pas tissé de liens affectifs aussi fort que Luuk a pu le faire (il aura le droit à sa romance aventurière avec l'une des membres), leur compagnie me fût toujours agréable. La première personne que j'ai rencontré était "Sweet Toe", une allemande élancée dont la langue à fourché en voulant se présenter un jour et dire qu'elle n'avait pas la dent sucrée (sweet tooth); "Doctor Nick" ensuite, la clope au bec elle perçait les ampoules sur le talon d'un de ses amis et on lui fit remarquer qu'elle maîtrisait parfaitement le pastiche du médecin méxicain aux pratiques douteuses des Simpsons, elle aussi est Méxicaine, son surnom était trouvé; "Jumbo Pot" ou "Jumbo" est un autrichien à l'accent saillant, avec des airs de John Malkovitch au cheveux longs et fins, il prend ses repas très au sérieux et a eu bien du mal à se séparer de sa popote éléphantesque (jumbo size) pour une de plus petit calibre; "Toasty" est la touche autochtone du groupe, originaire de la Weeeest Viiirgiiniaa comme dans la chanson, il grille ses aliments dès qu'il en a l'occasion, c'était déjà son surnom lorsqu'il a traversé son pays à l'Est par l'Appalachian Trail quelques années avant. La digestion se transforme en un archétype du repos dans la nature : le ciel n'a pas invité les nuages aujourd'hui, le bleu règne en maître sur l'empyrée, devant nous, l'herbe est gorgée de chlorophylle qui renvoie un vert semblable à celui "traversant sans fin" les printemps de Maurice Carême, l'air est frais et permet de se montrer au Soleil sans cuir à l'étouffée, l'eau aidée de la gravité continue sans relâche sa course vers l'altitude nulle, ses pas fluides bercent ceux qui cherchent le sommeil, certains s'endorment, d'autres profitent simplement de la quiétude. Un moment passe puis je m'échappe en tapinois de cette pause hors du temps, laissant derrière moi les dormeurs de la Sierra. En chemin je retrouve le sourire, la douleur semble vraiment avoir écouté mes suppliques et me laisse tranquille, le "politique en plein scandale" s'en sort toujours. Je finis par faire face au Chicken spring lake en fin d'après-midi, quelques randonneurs prennent le soleil sur le rivage, je m'écarte un peu plus vers l'Est chercher la tranquilitté et trois mètres carrés de terrain plat pour y jeter mon bivouac. Sans perdre de temps j'enfile ma tenue de nageur, ou plutôt, je défais ma tenue de randonneur. Le lac a élu domicile à 3400 mètres d'altitude, l'eau risque de choquer mon corps, c'est exactement ce que je cherche, je remets mon espoir de guérison totale dans la cryothérapie par baignade lacustre.
Luuk et Gabriel se montrent un peu plus tard, nous dînons tous trois sur un rocher encore tiède de la douce chaleur qu'il a absorbé tout le jour. Une fois lové au fond de mon duvet, je m'exerce à convoquer chaque instant de cette journée dans mes souvenirs, je veux être sûr d'en assimiler l'entièreté.

Réveil commando, immersion matinale dans une eau ne dépassant pas la dizaine de degrés, si jamais quelques organes étaient encore somnolents, ce n'est plus le cas. Je profite de la précense de Gabriel pour louer son réchaud et ses services de barista, le Soleil n'est pas encore assez réveillé pour me réchauffer en profondeur. Les bâtons sont ajustés, les lunettes sur le nez et le chapeau absorbe le reste d'humidité de mes cheveux, je fixe une dernière fois l'endroit pour m'assurer de ne pas l'oublier puis je lui tourne le dos pour retrouver le sentier. Trois heures d'emjambées franches plus tard, une belle prairie verdoyante m'incite à cesser le mouvement et casser la croûte. De nouveau, l'herbe est grasse et une légère brise fait apparaître ses différentes teintes, de l'eau coule dans un sillon naturel tout autour, je suis seul cette fois. Un ranger à dos de cheval arborrant fièrement un Stetson sur la tête et des éperons sur les bottes passe à une dizaine de mètres en face, il mène une caravane de mulets munis de bâts fort chargés, je dois ressembler à un bovin regardant une voiture passer en mastiquant son repas, ils ne m'ont pas vu. J'ai vécu ce court instant comme l'ouverture d'une capsule temporelle, plongé dans une histoire de Mark Twain aux temps des ruées vers l'or, mais rapidement l'anachronisme de mes baskets en Gore Tex sous mes yeux m'extirpe de cette bulle. J'avais bon espoir que mes deux camarades me rejoignent mais le lac a du les retenir sans doute plus longtemps ce matin, je reprends ma marche. Le dénivelé est conséquent cette après-midi et je vais devoir fournir un effort assez intense pour rejoindre le campement.
Demain est un jour important, nous gagnerons la cime des Etats-Unis, il est presque effrayant que ce Mont Whitney soit déjà là, ce n'est qu'une question d'heures désormais, il était encore une chimère il y a peu et pourtant il se tient presque devant, une poignée de kilomètres tout au plus, lorsque je rejoins le "camp de base". Quelques têtes familières sont présentes, tous essayeront de rejoindre le sommet, cette nuit pour les plus hardis, demain matin pour les plus raisonnables. Je plante ma tente et m'imprègne des lieux, l'endroit est de nouveau un cliché de lui-même, si je devais demander à une intelligence artificielle de me créer un paysage idyllique de montagne, l'image ne serait pas bien différente de ce que je suis en train d'observer paisiblement. Luuk et Gabriel se montreront dans la presque obscurité du soir, ils ont gambadé guillerets sur les chemins sans prêter attention au temps. Les savoir ici me ravi, nous pourrons partir tous trois ensemble dans la nuit, nous avons rendez-vous avec le soleil au sommet demain.

Mon réveil n'a pas eu besoin de m'arracher d'un sommeil quelconque, l'insomnie anticipe la sonnerie, l'excitation m'a empêché de fermer l'oeil. Il est minuit passé de trente minutes, je me prépare dans la froidure d'une nuit en haute altitude, j'embarque l'essentiel dans mon sac, ma tente restera ici avec le superflu à l'intérieur, je repasserai ici avant de retrouver le chemin ad Canada quoi qu'il en soit. Une heure passée de quinze minutes, nous voilà en mouvement sous l'égide des étoiles, sans une once de fatigue en apparence, l'adrenaline a pris ses quartiers et mobilise les troupes pour l'effort annoncé. Nous dépassons quelques groupes, puis Luuk décroche légèrement et ralenti sa cadence. À nouveau, je ne sais pour quelle raison, Gabriel et moi filons dans les pierriers en louvoyant sur les lacets comme si une prime de vélocité nous attendait au sommet. La température s'affaisse, le rythme cardiaque augmente. Dans notre course à la troposphère, je ne porte qu'un fin sous-pull en laine mais la cadence suffit à garder une température confortable, l'adrénaline dirige encore d'une main ferme les opérations internes. La lune ne m'aura jamais paru aussi atteignable à force d'avaler du dénivelé. De temps à autre, une percée dans la roche laisse entrevoir l'autre versant, la fatigue, la température, l'altitude, le vide, l'euphorie, l'expérience est intense et le vertige s'invite à la réunion si je ne me concentre pas. Le froid à fixé la neige une centaine de mètres avant le sommet, nous sommes presque au bout de l'effort, les frontales s'agitent toujours en file indienne en contrebas.

Au bout de trois heures d'ascension, nous voilà sur le toit, à 4417 mètres. L'avantage de marcher en direction du ciel, c'est qu'il n'y a pas de frontière, pour peu que vous soyez en règle sur le territoire où se trouve l'échelle. Ce monde supra 4000 m'est nouveau, deux ans auparavant au Guatemala, sur le cratère du volcan Acatenango, il ne me manquait qu'une poignée de mètres (vingt-quatre précisement) pour passer ce portail. D'autres téméraires sont déjà là, enfoncés dans leur sac de couchage, patientant la venue d'Élios en évitant la morsure des celsius désormais membres des entiers strictement négatifs. Je ne me fais pas prier pour les imiter, le contenue de mon sac se retrouve bien vite sur moi, deux vestes, gants, bonnet, je change de chaussettes et m'enmitoufle dans mon duvet. Mes mains et mes pieds peinent à rapatrier le sang parti vers des organes jugés plus importants, la fuite des globules a des conséquences plus immédiates que celle des cerveaux. Mon corps est en train de dépenser beaucoup d'énergie à essayer de me réchauffer, seul problème, les réserves sont quasi vides, j'ai déjà puisé la majeur partie pour arriver ici et je n'ai que très peu palier à la perte avec une barre de céréale. Je grignotte quelques menues poignées de fruits secs mais cela ne suffit pas, je sens ma force s'échapper, je m'éclipse légèrement pour m'adosser contre un rocher. Pour le moment j'accuse l'altitude, alors je tente de profondes inspirations et expirations mais rien à faire, il semblerait que je sois devenu une passoire énergétique percée de toute part ne pouvant rien retenir. De nouvelles étoiles apparaissent dans le ciel, celles-ci personne d'autre ne peut les voir, mon cerveau vient de me les coller sur mon champ de vision pour m'avertir du danger imminent, la roche devient molle, je flotte sur un matelas de coton brut. J'interpèle Gabriel et lui demande de m'apporter mon paquet de fruits secs et de sucreries?. J'ai certainement dû lui lancer un embrouillamini de paroles inaudibles alors je dois, dans un ultime effort, m'y reprendre pour qu'il arrive à me comprendre. Le soleil saillit enfin de l'horizon, je le fixe d'un oeil troublé à demi-clos, puis le rideau se ferme, nuit noire. Gabriel soulève une de mes paupières et inspecte ma pupille, elle aussi dilatée et sombre que les abysses, il m'ouvre la bouche et y glisse quelques bonbons en essayant de me parler, ils sont complètement gelés et très désagréables à manger, un bon conseil si vos enfants mangent trop de sucreries, rangez les aux congélateurs. Je reprends mes esprits grâce à la rapidité d'action de Gabriel, je prends quelques gorgées d'eau en état de surfusion, elle gèle aussitôt que j'incline ma bouteille, pas plus agréable que les bonbons. Tous le monde est tourné vers le spectacle solaire, seul Gabriel et moi sommes au courant de ma brève aventure "hypoglycémique", ce n'est pas plus mal, je n'aime pas attirer l'attention. Luuk filme les alentours sans en avoir le moindre indice, croyant simplement que je profite des frais rayons paisiblement assis contre la roche. Je me lève, encore un peu étourdis mais rassuré de voir l'énergie revenir presque aussi rapidement qu'elle n'avait fugué. Il me faut descendre encore, je ne crie pas victoire trop hâtivement. Je déambule de rocher en rocher, regardant l'allégresse de chacun se félicitant fièrement d'avoir atteint l'Olympe. Dans l'euphorie divine, Jumbo se déshabille et offre ses parties génitales au soleil pour la photo, c'était mon idée également, mais le malaise m'a rendu un peu moins extravagant, je pose simplement aux côtés de mes compères avant d'entamer la redescente avec Gabriel.

Les pics narcissiques s'admirent de toute leur grandeur dans les lacs aux effet de miroir à leur pieds, la vue est claire et dégagée, l'expérience est tout à fait différente quand la pénombre ne vous encercle pas, elle est aussi plus monotone, l'adrenaline a quitté les lieux en laissant derrière elle la pagaille. Les trois heures d'ascension parurent comme un battement d'aile comparé à ce déroulement des jambes fastidieux. Lorsque j'atteins de nouveau ma tente, je ne pense qu'à me laisser tomber dans un juste sommeil. Hélas, le soleil insistant sur ma tente force le réveil une ou deux heures plus tard, mais je n'ose pas grogner contre lui, il est un allié bien trop précieux. Avant de quitter le campement, je conviens avec Luuk d'un endroit où nous pourrions nous retrouver le soir, quelques six miles plus loin feront l'affaire, aucun de nous n'a envie de couvrir beaucoup de distance. Je marche d'un pas plus lent, profitant des paysages et du sentier avec un dénivelé clément, repensant à ma courte perte de connaissance sommitale, j'en rigole un peu nerveusement. Je traverse quelques cours d'eau où des moustiques féroces n'hésitent pas à transpercer le textile à la recherche de quelques vaisseaux sanguins à siphoner. J'avise un replat, j'installe ma tente, j'allume un feu pour freiner l'activité des diptères et pour renouer avec une tradition humaine fondamentale, le feu rassure, réchauffe, sèche, hypnotise, cuit, éloigne les prédateurs et vous colle un musc naturel de bois fumé, de conifère fumé en l'occurence ce soir. Gabriel et Luuk arrivent après mon dîner, je cède ma place autour de la braise, mon corps en manque réclame sa dose de sommeil.

Nouveau jour, nouvelle péripétie, nous percerons à nouveau la barrière des 4000 mètres en gagnant Forester Pass, le point culminant du sentier (Whitney ne faisait pas à proprement parler du tracé, des kilomètres bonus en quelque sorte). Le céruléen du ciel annonce une journée mémorable, la traversée des plateaux est vibrante et ravi mon être, les rivières dévalent les pentes dans leur lit, la lumière est franche et les couleurs criardes, nous délogeons des marmottes qui donnent l'alerte et disparaissent dans un monde sous-terrain, à l'inverse, les rapaces rondent dans les cieux en fauchant l'air du bout des ailes, nous avançons droit sur le relief crénelant l'horizon.

À mesure que nous gagnons en élévation, le paysage devient plus calcaire, la palette de couleur plus ternaire, les feuillus ont déserté le paysage depuis plusieurs jours déjà et les conifères suivent le mouvement en se faisant moins téméraires également, les étangs figés par l'hiver anticipent l'arrivée des beaux jours, le bleu glacier ennivrant se mêle à l'eau délivrée couleur marine, la neige éternelle fait barrière aux longueurs d'onde de l'arc-en-ciel, elle demeure immaculée, la roche quant à elle, moins aérienne, offre son contraste grisonnant. Bleu, blanc, gris, le drapeau tricolore des cols de la Sierra. Nous sommes cerclés de reliefs, de stigmates d'une étreinte frénétique entre deux plaques tectoniques d'un temps immémorial, j'en ressens presque encore toute l'ardeur qui jadis sourdit de cette terre.

L'équipe austro-americano-germano-méxicaine de Doctor Nick est au pied du col, reprenant quelques forces avant de gagner l'autre versant. En rang d'oignons, nous entamons l'effort sur le frêle raidillon. Toasty et moi touchons les premiers le panneau annonçant la fin de l'éffort, une sorte de "Bienvenue à 4000, profitez de la vue maintenant !". Nous prenons la place d'autres marcheurs s'étant déjà lancés dans la descente enneigé du versant Nord. Chacun a sa propre relation avec un sentier couvert de neige, les plus habiles glissent et s'amusent de leur chute, les moins agiles peinent et s'y cassent les bâtons en essayant de maintenir leur équilibre. Le groupe est maintenant réunis autour de l'écriteau, tous sont beaux de gloire et de fatigue, nous traversons les montagnes sans aucun autre objectif que celui de découvrir le monde, nous délogeons les pikas en respirant les fleurs ancrées dans la roche, il n'y a pas de poison dans les esprits, passé et futur ont disparu, la vie à cet instant est mellifique.
Nous mangerons après avoir enlevé un peu de dénivelé, je me lance le premier sur la piste, pied gauche à l'avant, pointant vers le nord, pied droit pas tout a fait perpendiculaire en arrière pour maintenir la balance, épaules retractées, je pousse sur mes bâtons pour me donner de l'élan. Je glisse rapidement jusqu'au bas de la pente, Jumbo montre à son tour ses talents de skieur et me rejoint, chacun descendra à sa façon un à un. Nous continuons tous ensemble la descente jusqu'à atteindre les bords d'un lac encore glacé pour y déjeuner.




L'après-midi sera tout aussi extatique, la nature continue de nous montrer son profil le plus gracieux, il est difficile de ne pas cesser le mouvement et demeurer contemplatif à chaque instant. Les conifères renouent avec le terrain et nous finissons par atteindre la forêt où l'atmosphère s'emplie d'une fragrance de feu de camp. Vingt mètres devant, Gabriel discute avec un homme d'une cinquantaine d'années, il me demande si je le reconnais une fois arrivé à leur hauteur. Bien sûr, c'est Sherpa, il offrait nourriture et boisson à tous les randonneurs au Lac Morena il y a deux mois, comment l'oublier ! Son accent irlandais aurait finit par le trahir de toute manière. Malheureusement cette fois, nous arrivons avant la fête, lui et son équipe de trail angels attendent la livraison des marchandises par chevaux demain, c'est bien regrettable mais c'est ainsi que le jeu de la trail magic fonctionne, au bon endroit au bon moment, nous manquons le moment d'une quinzaine d'heures ! Nous quittons la forêt et entamons une partie de la montée pour limiter l'effort du lendemain vers Kearsage Pass. Je pars en éclaireur et reprends rapidement une bonne partie du dénivelé que nous avions enlevé dans l'après-midi, autre jeu, autres règles, traverser une chaîne de montagne c'est s'accorder à l'oscillation anharmonique de l'altitude. Une heure plus tard je tombe sur Charlotte et Jason finissant de monter leur camp, je fouine les alentours pour débusquer un terrain pouvant acceuillir tout le monde, quelques replats éparses ça et là feront sûrement l'affaire, puis au détour d'un rocher je laisse échapper un "WOW !" faisant rappliquer Jason et Charlotte, j'ai sous les yeux un balcon de granite parfaitement plat, faisant face aux montagnes, à la forêt et aux lacs en contrebas. Comme si j'avais vu un T3 sur Leboncoin à 400€ par mois dans le XIème à Paris, je me demande pourquoi diable l'endroit est-il encore inoccupé ? Qu'importe, le risque d'arnaque ici est relativement faible, ne pas dormir à la belle étoile serait un crime. Gabriel, Toasty et Jumbo me rejoignent, ahuris comme je l'étais quinze minutes plus tôt, les autres optent pour une nuit en tente un peu plus bas. La lune s'annonce pleine cette nuit, ce n'est pas la peine d'y réfléchir, cette journée n'aura décidement eu aucun défaut, si ce n'est qu'elle n'a durée que vingt-quatre heures.



Le besoin de gravir le col et de rejoindre la vallée est impérieux ce matin, sans doute qu'il me tarde de manger à ma faim à nouveau, je suis complètement à sec de provisions. Je foule les pierres du sommet en milieu de matinée, au loin je pense appercevoir Luuk, déjà en route vers le pied du col, il a six ou sept minutes d'avance, je m'auto-assigne la mission de le rattraper, viendra le temps où je serai forcé de marcher lentement, pour le moment je joui de ce feu ardent ayant pris place en mon for intérieur. Mes yeux balayent l'horizon activement et se nourrissent du paysage tandis que j'amorce ma descente, une encablure me sépare finalement de Luuk, j'approche doucement pour lui faire peur, il se retourne, je suis grillé, nous rigolons. En quittant une section boisé, un lac se présente soudain en contrebas, je convaincs Luuk de s'y attarder un instant, la ville pourra bien attendre un peu.

Une fois sur le parking, les randonneurs déjà présents ont organisé une file d'attente, espérant monter dans les véhicules des marcheurs de passage se proposant de les conduire dans la vallée ou dans ceux des trail angels faisant les navettes. Nous patientons dix minutes puis je propose à Luuk de tester l'ingéniérie sociale en prenant les devants plutôt que d'attendre bêtement au soleil. Chacun cherche une personne semblant se diriger vers sa voiture, Luuk aborde un bellâtre au cheveux mi-longs grisonnants, aux pomettes suintant le botox, se dandinant en jean et santiags et promenant deux chiens de ces races ne dépassant pas la taille d'un chat adulte. Mon jugement hâtif aurait fait l'impasse sur cette personne et j'aurais été un bel idiot, il nous dépose vingt-cinq minutes plus tard à Independence, au carrefour entre Bishop et Lone Pine, nous le remercions bien respectueusement et je ravale mes aprioris. Un 4x4 s'arrête à notre hauteur peu de temps après, Gabriel est sur le siège passager, nous grimpons dans la voiture direction Lone Pine.
Maintenant que l'altitude a drastiquement diminué et que le goudron étouffe la terre, la température est à nouveau pesante, l'air est épais et saturé, les poumons ont pris pour acquis la pureté de la montagne. Lone Pine est fameuse, elle est photogénique, ses environs ont vu bon nombre d'acteurs jouer au cowboy, John Wayne est à cette ville ce que Bardot est à Saint-Tropez. J'aime ces petites villes de caractère qui n'ont pas grand chose à offrir mais qui disposent suffisamment de bonnes adresses pour être acceuillantes, nous prendrons deux jours de repos dans un motel du centre, il le faut bien, il me paraît avoir autant vécu en une semaine dans la Haute Sierra qu'en un mois et demi dans le "désert", cette première semaine chantera à jamais dans mon coeur.
Mon corps est léthargique, je baille comme une huître répétitivement dans la voiture de Jay, on nous a donné son contact hier soir et il nous a récupéré au saut du lit pour nous déposer à l'entrée du sentier ce matin, ma motivation est restée sous les draps. L'idée de faire en sens inverse ce qui a déjà été fait il y a deux jours ne m'enchante pas en mon état actuel. J'ai, depuis notre premier arrêt à Julian il y a deux mois, toujours eu besoin d'une journée "grise" après une étape de repos hors sentier, ce n'est pas tant que je ne veuille plus marcher, mais mon esprit rechigne et mon corps me fait comprendre qu'il était peut-être mieux dans un lit avec la climatisation. Alors tant pis, j'accepte que cette journée soit grise, pas tout à fait mauvaise, mais ni vraiment bonne. Je repasse le col avec Luuk et nous déjeunons sur l'herbe aux bords d'un lac, puis je m'endors, il n'y a que cela qui pourra changer mon humeur. Gabriel écourte ma sieste en se joignant au pique-nique, je délaisse les lieux et me dirige vers le campement du soir, nous avons repéré sur la carte un lac isolé et hors sentier, nous serions certainement seuls là-bas. En chemin, j'apperçois quelques cervidés paissant calmement dans les grasses prairies d'altitude, je les observe un long moment, leur noblesse dans l'éxécution de ce geste si simple m'appaise, je reprends ma marche calmement. Une fois arrivé à hauteur du lac, je peine à me réjouir du cadre, la fatigue me rend presque neurasthénique. Je dîne sans attendre Luuk et Gabriel et m'isole dans ma tente après leur arrivée, la journée était grise, j'espère que la nuit ne sera pas blanche.
Hier soir, les grives solitaires ont chanté lorsque j'installais ma tente, ce n'était pas une alerte, j'aime à penser que ce fût un chant de bienvenue. Ce matin, elles gosillent à nouveau et égayent le réveil, j'ai enregistré une partie de leur conversation ne sachant si j'allais de nouveau les rencontrer. L'écho qu'elles produisent en fin de phrase vous plonge dans un rêve accoustique et vous vous demandez presque si vos oreilles ne vous font pas défaut. Ce chant sera mon hymne de la Sierra, il déclanchera à chaque écoute la vague tiède d'une réminiscence mordorée, comme le goût de ce petit gâteau aux oeufs renvoyant Marcel Proust à Combray, chez sa tante Léonie.
Nous devons passer le col de Glen ce matin, j'ai renoué avec mon énergie, je grimpe quatre à quatre les rochers menant au sommet. Plus bas, les lacs émeraudes ondulant leurs écailles aux reflets dorés sont de vrais chants de sirènes, ils me détourneraient presque du sentier si la neige ceignant les bordures et les trois mille six cents mètres d'altitude ne m'avertissaient pas que le bain sera glacialement saisissant. Le sommet du col atteint, suivit de Gabriel et Luuk, je traverse une longue névé tacheté de terre et après avoir enlevé quatre cent mètres de dénivelé, nous retrouvons Candice (Barbie) faisant une pause face au lac Rae, réfugiée dans sa moustiquaire, refusant l'affrontement avec les insectes. Ici ils sont vicieux, ils n'accordent aucun temps mort, les conversations sont constament interrompues par les "CLAC" ou "CLAP" des mains s'écrasant sur les parties du corps agressées ou en vue de l'être, un moustique broyé sur la peau apporte une certaine satisfaction vindicative et sadique. Abstraction faite des hématophages, le lac et ses abords sont un joyau posé dans le relief, les sirènes chantent et nous ennivrent, le plongeon est inévitable cette fois.
Au loin, des nuages sombres s'accrochent avec les cimes que nous avons côtoyé tout à l'heure, Candice nous apprend que l'orage est annoncé possiblement pour aujourd'hui, sûrement pour demain, nous décampons sans se soucier d'être tout à fait secs. La pause déjeuner après le passage à gué d'une rivière est brève, le ciel perd de plus en plus sa clarté, les nuages se gonflent et s'échauffent. Voilà matière à défier le ciel, arriver au campement avant qu'il ne craque et déverse ses précipitations. Le terrain se range du côté de la météo, dévasté par une crue récente, le sentier est par moment impracticable, des arbres et leurs branchages encore plein de sève jonchent le sol, la marche s'apparente à une séance de varape sur troncs glissants, quelques notions de gymnastiques ne sont pas de trop pour se receptionner sans risque. Je finis par atteindre la portion de forêt éparse que nous avions avisé sur la carte pendant le déjeuner, anticipant d'éventuelles averses insistantes, je tends la toile de ma tente au maximum sous deux conifères dont les houppiers se chevauchent. Finalement, le ciel ne sera que menaçant, nous dînons même avec quelques éclaircies se frayant un chemin entre les cumulus et la frondaison suspendus au dessus de nos têtes fatiguées.
Je retrouve Luuk au sommet du Pinchot Pass vers 9h, Candice termine son ascension non loin derrière, un col de plus franchi. La descente est, comme souvent, moins engageante, ma démarche est moins certaine, je dois même m'arrêter un court instant pour manger car il me semble que les calories me font défaut, je pourrais finir l'entiereté de mon sac de nourritture si ma raison ne m'entravait pas. 13H, je traverse un cours d'eau chaussures à la main et me stoppe pour déjeuner. Rituel forcé à chaque pause en dessous des trois mille quatre cents mètres d'altitude : moustiquaire de tête obligatoire et répulsif puissant sur les zones du corps exposées. Je consulte les prévisions météo entre deux bouchées : orages prévus pour 15H30. Luuk arrive sur la fin de mon repas, Candice est là également, les jambes clafies de boursuflures, cadeaux de ses amies sanguinivores. Trois miles nous séparent du col de Mather, la question est : le passage du col est-il envisageable ? Candice joue la prudence, elle attendra que l'orage passe son chemin. Nous pouvons essayer de l'atteindre en une heure à marche rapide et dévaler le terrain sur l'autre versant avant que le ciel ne cède, c'est le (mauvais) plan que je soumets à Luuk, qui acquiesce. Nous partons à l'assaut du col, les cumulonimbus se rassemblent dérrière nous et les premiers grondements sourds se font entendre, ils sont en avance et nous pressent le pas commme un aiguillon à bétail. Nous aurions tout à fait le temps de faire demi-tour, mais l'idée n'est même pas évoquée, je me rassure à la place avec de la météréologie de comptoir en pariant sur la trajectoire des nuages. La marche d'approche se termine, la pente abrupte commence, nous sommes pris dans une partis de vénerie céleste, deux marcheurs traqués par une meute de nuages guidée par le son de la foudre. Tourner à gauche, grimper sur cent mètres, tourner à droite, grimper sur cent mètres, tourner à gauche, grimper sur cent mètres etc. Puis ce sont les derniers cent mètres, nous parvenons à finir le circuit, encore secs. Une photo au sommet pour le souvenir quand même, trois miles en une heure avec autant de dénivelé, pas peu fiers de la performance.

La fierté ne restera pas bien longtemps sur nos visages, le souffle est tout juste repris que nous nous engageons déjà sur le névé, il faut enlever du dénivelé fissa, nous sommes très, trop, exposés à cette altitude. Les premières gouttes s'écrasent et deviennent vite plus insistantes, pause, sacs à terre, vestes sur le dos, sac sur les épaules, on repart. Nous grapillons quelques minutes en glissant fesses à terre sur la neige pour retrouver le sentier plus bas et éviter les lacets, dernier moment d'allégresse avant que le ciel ne rugisse et déverse sa grêle, l'orage est juste au dessus. Nous bafouons toutes les règles de sécurité, nous aurions dû nous stopper et attendre l'acalmie accroupi et jambes sérrées, en place de ça, je descends à grandes emjambées bâtons repliés, mais tout de même dans les mains, en quête du premier bout de terre pour me réfugier dans ma tente. Les cours d'eau sont en cru, le sentier est innondé, la foudre s'abat a quelques centaines de mètres autour de nous tout au plus, la grêle lacère les jambes. Les premiers replats se montrent, Luuk commence à s'installer, mais le terrain est trop près des arbres pour moi. Je trouve quelques mètres plus bas un endroit plus dégagé, je monte ma tente sur ce bout de terre déjà saturé en eau, je laisse mes vêtements dehors, ils ne pourront pas être plus mouillé de toute manière, et j'enfile du linge sec et chaud. Ma tente résonne comme le préau en tôle ondulée de mes récréations pluvieuses d'il y a vingt ans, assourdissant. Je suis enfoui dans mon duvet espérant l'acalmie soudaine, j'envoi un message à Luuk sur son mini téléphone satellite, lui dire que je suis au chaud dans mon duvet et que l'idée de vouloir faire la course contre le déluge n'était pas la plus brillante que nous ayons eu. Une heure passe et des rayons de lumières s'échouent sur ma tente, je retire mes écouteurs, la pluie s'est presque tue. Puis toute la tente s'éclaire, je sors de mon duvet, passe la tête dehors et voilà que le Soleil m'accueille. Les yeux fermés, le cou tendu en direction de l'astre, je pense à la "fleur tellement vivante toute jaune toute brillante" de Jacques Prévert à ce moment précis, je respire profondemment, j'ai l'impression d'avoir échapper à la mort, de l'avoir apperçu au loin du moins, je me sens vivant, l'air est frais et délicieux. Je cours rejoindre Luuk, il est déjà en train de suspendre ses affaires aux branches, on rigole un peu nerveusement de la situation et pour fêter la vie, on s'envoi chacun une cigarette et un chocolat chaud avec un fond de rhum. La vie, la mort, les deux faces d'une même pièce.

Dès le réveil, je laisse le Soleil pomper toute l'eau de mon matériel étalé auprès de la tente, la matinée sera lente, comme un lendemain de soirée arrosée, littéralement. Je commence ma marche vers dix heures peut-être, la fatigue entrave un peu ma bonne humeur, j'irai cahin-caha à travers les forêts désormais regagnées. En fin d'après-midi, je quitte le PCT et m'engage sur le sentier menant au col de Bishop, je n'en grignotte que deux miles, rien ne sert de passer le col trop tôt demain et d'arriver en ville le matin, les chambres ne sont jamais disponibles avant quinze heures de toute manière.

Le passage d'un col est devenue une pratique quotidienne, avant dix heures et sous un franc soleil d'altitude, je lis "Col de Bishop, altitude 3 649 mètres, animaux domestiques, feux de camp, armes et véhicules interdits" sur l'écriteau indiquant le point de bascule de notre trajectoire vers la ville, il ne reste plus qu'à laisser dérouler les jambes, délaissant les névés balafrés par les coups de semelles des marcheurs pour le bitume routier marquant la proximité du confort. Il nous faudra avec Luuk, une fois de retour sur l'asphalte, forcer sur nos zygomatiques quelques minutes pour charmer une voiture voulant bien nous déposer en ville. Bishop est une ville similaire à celle de Lone Pine, une artère principale et des cimes saupoudrées en arrière plan. Je partage ma chambre de motel avec Gabriel ce soir, dont je n'avais pas eu de nouvelles depuis l'orage, nous avons quelques histoires à nous conter.
Il doit être seize heures, aux abords immédiats de Bishop trois pouces s'agitent sur le bas côté d'une route, Luuk, Gabriel et moi sommes prêts à retrouver les rails sur lesquels nous avançons depuis Avril. "Hey ! Vous allez où ?", nous cri Alan depuis sa voiture de l'autre côté de la route, créant un semblant d'embouteillage un court instant, voilà notre trail angel du jour. Alan est un mec tapi dans le fond du tambour tournoyant sans trève et à vitesse croissante de notre société, il exerce un métier dans le numérique suintant en apparence le rêve américain mais qui l'emmerde maladivement, les réponses aux questions qu'il nous pose allument les fanaux de sa tour intérieure, c'est ce que je ressens dans sa voix. Il voudrait fuir comme nous le faisons, s'écarter, ne serait-ce qu'un instant, c'est ce qu'il a fait en faisant demi-tour pour nous faire monter dans sa citadine, il cherchait une excuse pour ne pas à avoir à rentrer chez lui. Une fois de retour sur ce parking où le volant est troqué contre des bâtons de marche, il nous souhaite bon vent, nous en faisons de même, j'espère que ses fanaux resterons allumés. Quatre miles plus tard, je campe près d'un lac avec Gabriel, Luuk passera le col ce soir même, il ne ressentait pas l'envie de s'arrêter si tôt.
De retour sur le PCT, des notes manuscrites scotchées par les rangers sur des panneaux directionnels attirent l'oeil, elles alertent sur le détour à suivre pour éviter le passage à gué insidieux d'une rivière enhardie par les orages à trente miles au nord d'ici. Nous le savions, un pont permettait une traversée sans crainte mais il n'est aujourd'hui qu'un tas d'acier attendant de se faire camionner vers une décharge, un arbre fatigué s'est laissé tomber de tout son poids dessus l'an dernier et l'a rendu impraticable. Les autorités préconisent un retour sur le sentier via le Piute Pass depuis Bishop, faisant l'impasse sur la portion dépourvue de pont mais nous privant également du col de Muir. S'il n'y avait pas eu quelques malins pionniers pour mettre en ligne les coordonnées d'un chemin secondaire à travers la montagne, contournant ainsi la rivière et le pont déchu, j'aurais ressenti cette privation comme un navigateur du Vendée Globe à qui on aurait imposé de ne pas contourner l'Antarctique et d'esquiver le Cap Horn. Je me retrouve donc une nouvelle fois face à ces notes que j'ai lu il y a deux jours, sans crainte, un itinéraire bis enregistré sur mon téléhpone cette fois.
Vers quinze heure, un replat entre conifères et rochers se présente, je me tiens debout sur un énorme bloc de granodiorite et parcours les environs du regard. Au loin, un lac débarassé de sa couverture hiémale est alimenté par une cascade, elle semble figée d'ici, une rivière se heurtant à une mêlée de rochers dans un canyon en contrebas fait grand bruit. Je me sens fatigué, je m'arrête ici pour aujourd'hui, Luuk est sûrement en train de franchir Muir Pass et Gabriel doit être en chemin vers mon campement, je préviens Luuk par message de mon arrêt précoce, il nous attendra sûrement demain. Le lac n'est qu'une tâche d'encre claire et anonyme lorsque je le regarde sur la carte, je pars m'y rafraîchir, désescaladant le granite et sautant de rocher en rocher pour le rejoindre. Le bain sera plus rapide qu'une cuisson bleue, mon souffle au travers de mes dents serrées fait vibrer mes lèvres, peut-être ne maitrisé-je pas les techniques de respirations du célèbre néerlandais vivant torse nu à l'année (à en croire google image), moi je me dépêche de couvrir ma chair de poule une fois sorti de l'eau. Gabriel déboule au loin, je lui fait de grands signes et remonte au campement pour l'intercepter. Le col est encore à plusieurs heures d'ici et le soir arrive doucement, il s'arrêtera également, je le laisse monter sa tente, je lis dans la mienne et m'endors. Les siestes sur le sentier sont des moments que je porte haut dans mon coeur, la nuit, malgré une activité physique intense, quotidienne et chronique, je peine bien souvent à tomber dans le sommeil sans m'y forcer, celui-ci est d'ailleurs d'une qualité tout juste acceptable. Mon sommeil diurne à l'inverse, est toujours bienvenue, profond, facile et réparateur, je n'ai jamais à lutter pour basculer et régulièrement, il m'arrive d'être impatient de finir de déjeuner pour imiter le dormeur du val, les trous rouges en moins.
J'émerge, je dîne et je retourne dans mon duvet encore tiède de ma sieste, une vie de chat, de chat sauvage.

Les premières névés gisent sous nos pieds une heure après la levée de camp, la centaine de mètres de dénivelé supplémentaires suffit à figer le paysage. Les lacs portent encore un fin voile glacée ici, il n'y a plus de sentier, vous pouvez suivre les couloirs créés par les milliers de pas répétés des marcheurs vous ayant précédés ou si vous êtes non-conformistes, créez votre propre voie sur une neige vierge d'empreinte. Une hutte en pierre construite par le Sierra Club en hommage à son fondateur John Muir marque le sommet du col, quelques personnes disctutent à l'intérieur devant une plaque commémorative, des randonneurs du John Muir Trail. Un col, des sentiers, des monts, des glaciers, des réserves naturelles, des lycées, les disciples et succésseurs de Muir ont cousu son nom partout sur le territoire pour l'honorer et inspirer les générations futures, peu de chance que je m'abrite un jour dans une hutte posée au sommet du Musk Pass sur le Kardashian Trail, encore que.

La descente du col est un délice, mes poumons se remplissent d'un air doux et salutaire, la Sierra sous un soleil de Juin est une amie qui vous veut du bien, il suffit de l'apprivoiser, comme le Petit Prince apprivoise le Renard, avec patience. Tous les matins depuis deux semaines je la retrouve, c'est notre rite, je la traverse à pieds, en silence, chaque jour j'apprends à la connaître un peu plus, viendra un jour l'heure du départ, peut-être pleurerai-je, mais le temps que j'aurais perdu à la connaître n'aura pas été une perte de temps, pour reprendre l'expression de Marthe Troly-Curtin, à cause des chants des grives solitaires, du parfum des forêts de conifères tempérées, de la carresse des prairies d'altitude et des eaux transparentes les irriguants. Comme la Rose du Petit Prince, la Sierra à également des épines, ses sommets enneigés perçent les nuages, ses torrents inarrêtables pactisent avec l'orage, ses feux détruisent et régénérent, son froid hiémal dissuade les plus téméraires. Je ramène des photos pour les yeux, des écrits pour ma mémoire, mais je ressens la Sierra avec mon coeur, souvenirs indicibles d'une épopée alpine californienne.
Des marcheurs faisant cap vers Mont Whitney m'interpellent en chemin, la rivière est à nouveau guéable sans risque démesuré, ils en sont la preuve vivante et marchante. Une deuxième rencontre un peu plus loin, la nouvelle reste la même, la décision est prise, nous suivrons l'itinéraire principal et traverserons la rivière, Gabriel voulait déjà le faire avant de savoir si les conditions s'étaient améliorées et j'ai confiance dans le mètre quatre-vingt dix de Luuk, qui nous attend au bord d'un lac, il aura passé la matinée à nager et se prélasser au soleil quand nous le retrouvons à midi. S'ensuivent quatre heures de marche, nous voilà maintenant face au tas d'acier qui constituait le pont, la rivière est large d'une quinzaine de mètres, le courant est puissant mais ne semble pas térrifiant, les moustiques s'aglutinant sur le banquet que nous sommes nous pressent, à peine le temps d'enrouler l'électronique dans des sacs hermétiques et de fermer les derniers zips étanches que nous luttons déjà contre le courant, l'eau à mi-cuisse. La roche tapis au fond du lit est glissante, nos bâtons tremblent en résistant aux flots, les pieds tâtonnent, la traversée dure cinq minutes. Sur l'autre rive, le coeur battant lourdement contre la poitrine, nous poussons un cri de victoire instigué par l'adrénaline accumulée, la traversée n'aura pas été tant dangereuse, mais les rumeurs d'hélitreuillages, de décès et les avertissements des rangers que nous voyons depuis deux jours l'ont rendu hasardeuse. Nous posons notre camp deux miles plus loin, sur la rive, les chaussettes sèchent sur la pierre autour du feu que nous venons d'allumer, nous avons marché quelques vingt-quatre miles Gabriel et moi aujourd'hui. Après souper, je laisse à Luuk et Gabriel la tâche d'éteindre le feu, je vais me coucher en silence. Le torrent sera ma boîte à bruits blancs cette nuit.

Il est neuf heures, il reste dix miles jusqu'au col Selden, trois miles et demi à l'heure sans intérruption et je serai au sommet pour déjeuner, voilà ma contrainte du jour pour continuer la marche sans monotonie. Midi passé de dix minutes, j'arrive haletant au bout de ma course, j'ai perdu le sentier sur le manteau blanc à l'approche du sommet, disons que cela m'a coûté environ dix minutes. Luuk est là, contemplatif, assis sur un rocher, nous descendons un mile plus bas pour un pique-nique lacustre. Marcher vite présente un sérieux avantage pour moi : je ne suis pas obligé de me presser de manger pour arriver avant la tombée de la nuit au campement, je reste deux heures à paresser dans l'herbe pour récupérer un peu de l'énergie consommée dans ce passage de col sans pause. Luuk partira plus tard avec Gabriel qui nous a rejoint entre temps. Des commentaires sur FarOut parlent d'un replat à l'abris des regards parfait pour y dormir à la belle étoile, quatre heures de marche et un peu de curiosité suffisent à débusquer l'endroit, je jette mon bivouac sur la roche faisant promontoire dans le paysage. Dans la quiétude d'un soir en altitude, j'entends Luuk crier mon nom, nous ne nous étions pas donné rendez-vous mais il avait "senti" que j'aurais voulu dormir ici, bien vu l'ami. Les moustiques s'accumulent entre les pages de mon livre que je parcours tant bien que mal avant de me coucher, je le ferme brusquement d'un geste net, j'en applatis quatre, les corps démembrés s'accumulent, des pattes, des ailes ou des trompes ajoutent des accents et de la ponctuation aléatoire quand je reprends ma lecture.

Changement de scenario ce matin, point de course ou de défi, mon énergie est restée au fond de mon duvet, je peine, mes jambes sont lourdes, j'ai faim, le passage de Silver Pass est un léger calvaire. Les calories de mon déjeuner n'y font rien, je me cherche un coin ombragé pour tenter une sieste express avant de continuer l'ascension. Allongé sur un tapis d'aiguilles de pin derrière un tronc m'abritant du vent, chapeau enfoncé sur les yeux, mon dos et ma nuque reposant sur mon sac, je sens mon corps s'apesantir, le sommeil se diffuse lentement. Mes colocataires ne le voient pas d'un si bon oeil, je reçois quelques coups de mandibules de formicidés habitant la souche sur laquelle je me suis adossé, je ne cherche même pas à guerroyer, je bats en retraite immédiatement. J'attaque le dénivelé toujours aussi fatigué, maintenant énervé, avec les traces d'une attaque sournoise de fourmis décidement pas prêteuses. Le lac Virginia sera mon point de chute anticipé pour aujourd'hui, il est inutile de subir le sentier. Je joue à la sirène sur la partie émergée d'un rocher pour m'apaiser avant l'instalation de mon bivouac, je goûte ensuite à la fraîcheur de l'eau. Les poules iront se coucher après moi ce soir.
Je passe le col de Mammoth en milieu de matinée et me dirige vers un parking où un bus m'emmènera vers la ville éponyme. Une fois l'asphalte en vue, c'est la fourmilière, l'effervescence, des champs de pick-ups fleurissent les parkings aux abords des lacs, n'ayant plus rien de paisible. Cent mètres plus haut, le lac dans lequel je me suis rafraîchis était vide de monde, le bitume est un lien direct vers l'agitation humaine, un peu de dénivelé et un chemin de terre cahoteux et trop étroit pour un véhicule à moteur suffisent à faire barrière, peut-être est-ce mon aversion pour les espaces trop achalandés qui me pousse à écrire ces lignes. Nous avons loué un appartement pour "célébrer" Fourth of July, l'endroit sera transformé en dortoir de marcheurs avec Jason, Charlotte, Camille, Geoffrey, Prophet, Luuk, Gabriel et Alex ce soir.
Le départ est lent, les lipides emmagasinés pendant deux jours ont encrassé mon moteur, je repasse le col et je ne marche qu'une poignée d'heures pour Reds Meadow, une station touristique en pleine forêt, où la plupart, moi compris, y passent la nuit avant de poursuivre. Les emplacements réservés aux marcheurs du PCT sont remplis, les "psshiit" à l'ouverture des canettes de bières s'enroulent autour des rires et des crépitement du feu de camp, le tout s'envole et se dissipe dans les airs en compagnie des cendres. Les premiers baillements arrivent, les dernières bières disparaissent, les sièges se libèrent autour de la braise, des retardataires mangent à la lumière des frontales, les conversations s'éteindront avec les flammes.
Je me trompe d'itinéraire dans la matinée, une erreur qui m'épargne un peu de dénivelé sans le vouloir, je retrouve le nord peu avant midi. À l'ouest, un chemin mène à un lac de petite taille où des escadrilles de libellules y chassent le moustique et où des pins fournissent l'ombre, il n'y a pas une âme en vue, cela me semble être un endroit parfaitement approprié pour y déjeuner. Repu, je m'endors sous les fins rayons traversant les aiguilles et les branches. Au réveil, je plonge tête la première dans le lac, mon mécanisme est maintenant remonté pour un autre vingt kilomètres. Nouvelle soirée, même rituel, la tente est dressée, le matelas et l'oreiller gonflés, le dîner est mélangé, l'eau est filtrée. Luuk et Gabriel se montrent, malgré mon instalation légèrement en retrait et cachée par un rocher, Luuk m'affirme avoir développé un nouveau sens pour détecter ma présence.

Je m'engage sur le col Donohue avec Luuk ce matin, la fonte des neiges abreuve les ruisseaux, l'eau nous paraît dénuée de malice et nous l'a buvons à grandes goulées, sans filtre. Au sommet, une femme assise sur une roche semble prendre une pause, je la reconnaîs, c'est Rustic, une volontaire qui nous avait acceuilli chez Scout et Frodo à San Diego. Elle marche le long du John Muir Trail, collectant des notes et des photos qui rempliront le futur guide papier qu'elle écrira à son retour. Elle me reconnaît également malgré ma barbe hirsute, que je n'avais pas il y a six cent miles, elle n'a pas oublié Luuk non plus. Elle nous prend en photo, peut-être auront nous un mot à dire dans son livre, nous échangeons nos adresses e-mail respectives au cas où. Les moustiques écourtent la conversation, nous nous remettons en marche après de succincts adieux. Je distance Luuk dans la descente et une fois dans le vallon, lorsque le dénivelé s'affaisse enfin, le sentier serpente le long de la rivière Tuolumne, fendant les prairies du parc de Yosemite. Je croise Charlotte à l'ombre au bord du cours d'eau, je ne souhaitais pas m'arrêter si tôt mais je fais fi de mon plan, l'endroit est un archétype de la prairie en altitude, la rivière à l'écoulement quasi laminaire est cristalline, l'herbe est saturée en chlorophylle, le ciel semble avoir été injecté de bleu de méthylène, les montagnes en retrait donne de la grandeur et de la perspective au paysage. Luuk approuve totalement cet arrêt précoce lorsqu'il arrive à hauteur de notre pique-nique à même l'herbe. Nous devisons tous trois dans la langue de Shakespeare lorsque Charlotte bascule brusquement dans celle de Voltaire, "Y'a un ours !", silence, Luuk me regarde, il n'a pas compris, moi non plus, elle réitère avec insistance, "Y'a un putain d'ours, là !" Son regard est porté au loin, par dessus mon épaule, je me retourne et j'apperçois un pelage mordoré se dandinant de manière flegmatique au milieu de la prairie, une trentaine de mètres devant nous. À ses côtés, un autre pelage s'agite, plus petit celui-ci, plus sombre, la bête n'est pas plus grosse qu'un labrador, il semble plus agité, il s'essaye à la bipédie et satisfait sa curiosité en donnant de petits coups de museau dans l'air, il décèle nos étranges odeurs. Ce sont les premiers ours que nous voyons depuis notre départ et nous avons le privilège d'observer une mère et son ourson, nous les regardons s'enfoncer dans la forêt, leur démarche est naturelle, nous sommes les convives ici dans leur palais. Les plantigrades éloignés, je réitère le triptyque déjeuner, sieste, bain, je me fais quelque peu ours en somme. La mise en route ensuite sera capricieuse, cette prairie est un vortex pour l'âme, tout y est apaisant. Vers 18h, je prends de la hauteur, je plante ma tente sur un terrain mi-butte, mi-dôme de granite qui surplombe la vallée où le soleil va s'y effondrer sous peu. Des tentes sont plantées au loin sur une plus petite butte, le soleil rasant passe au travers des toiles, j'aurais aimé avoir un objectif avec une grande focale sur mon petit appareil argentique à ce moment précis. J'ai délibérement grimper sur cette butte qui n'était pas indiquée sur la carte car je savais qu'il n'y aurait personne d'autre, pour autant je ne suis pas seul, j'ai de la lecture, ma fatigue est bien présente elle aussi, un peu envahissante même et puis surtout, il y a moi, sans vouloir me faire ermite car j'ai tout de même partagé les coordonnées GPS de ce perchoir envoûtant avec Luuk et Gabriel qui arriveront dans la soirée, j'aime ma propre compagnie dans les bons jours. Aujourd'hui j'ai gravi un col où je me suis abreuvé du nectar des ruisseaux y creusant la terre, j'ai rencontré tout à fait fortuitement une connaissance à 3370 mètres, une ours et sa progéniture sont venu me saluer durant mon déjeuner, j'ai dormi à l'ombre d'un pin sur un matelas herbeux d'alpage, mon corps a été lavé et vivifié dans la rivière et j'ai dîné face à un Soleil vermeil disparaissant dans les crénelures des montagnes, un bon jour donc.
Ce matin la hiérarchie du sommeil au sein du trio demeure identique, Luuk est toujours le premier levé, il s'est déjà envolé quand je relève le zip de ma tente, Gabriel est encore là, somnolant et enfoui dans son duvet. 8h50, les premières foulées, je crois que je ne ferai jamais parti, sauf si la nécéssité l'oblige, du club des randonneurs partant avant l'aube. Je suis ralenti par la rencontre de quelques biches mais je finis par rejoindre Luuk déjeunant à deux pas d'une rivière, dans les herbes folles. Courte pause, je poursuis en sa compagnie peu après. Les prochains six kilomètres sont en pente, je sens Luuk accélérer ne me laissant pas la place pour le rattraper, tacitement, c'est un appel à la course qu'il me lance. Je maintiens l'écart, le degré d'inclinaison augmente, les cuisses commencent à brûler, il ne flanche pas, cette course arrive un peu trop rapidement après mon repas, la digestion est difficile dans l'effort. Il commence à creuser l'écart, j'essaye de le maintenir dans mon champ de vision mais le chemin serpente dans la forêt et bientôt il disparaît, je suis vaincu. J'arrive au lac quelques minutes après lui, nous y plongeons pour refroidir les machines puis, étalés dans l'herbe comme des rougets sur la glace d'une étale de poissonerie, nous séchons. 16h, je continue, je passe le col de Benson trois heures plus tard et avise un bout de terrain pour la nuit. Déjeuner dans l'herbre, une course, un lac, un col, encore un bon jour.
Je gobe du dénivelé du matin au soir, j'arrive sur les bords du lac Wilma courbé sous la fatigue. Les diptères sont déjà actifs et avides de sang frais. Je monte ma tente sous les assauts répétés des nuisibles, puis je grimpe sur les blocs de roches faisant face à mon bivouac, aussitôt hissé au sommet je déloge un pygargue s'envolant maladroitement à la hâte, mes excuses monsieur le rapace, je ne voulais point perturber votre repos. Devant moi en contrebas, un bras de rivière rejoint un autre lac et forme de petites cascades qui plongent dans des piscines naturelles d'eau claire en chemin. Je désescalade le granite avec empressement et récupère ma nourriture, mon livre et mon bout de serviette restés dans ma tente, je varape maintenant à une main le long de la paroi de nouveau, soirée thalasso en perspective et sans que je puisse l'expliquer, pour mon plus grand bonheur, aucun moustique ne viendra perturber ma quiétude solitaire.

Six jours que nous avons quitté Mammoth Lakes, la chemin en dent de scie fatigue l'organisme, plus que jamais je m'accorde une sieste salvatrice après mon déjeuner. À quelques pas d'un lac, niveau deux sur l'échelle de Beaufort, le vent engendre les clapotis d'un doux ressac continuant sa course en une onde sonore que mon cerveau interprète comme une berçeuse, les moustiques n'apprécient pas cette légère brise et semblent renâcler à leur besogne principale, quelques pas se font entendrent au loin sur le sentier, les sapins frissonent, je ne suis plus qu'un corps endormi. Au réveil, je plonge dans le lac car aujourd'hui il y a de quoi être bien éveillé, le 08 Juin dernier, je posais aux côtés de Gabriel devant un tas de cailloux formant le nombre 1000, de nouveau, ce même nombre fait de pierres est à mes pieds, l'unité a changée cette fois et c'est Luuk qui pose avec moi, six cent kilomètres de plus parcourus depuis la photo du 08 Juin. Comme un groupe d'amis qui aurait l'idée de rouler toutes vitres ouvertes avec San Francisco de Scott Mckenzie saturant les enceintes de leur voiture de location sur le Pont du Golden Gate, c'est tout naturellement que nous dansons autour des quatre chiffres sur A Thousand Miles de Vanessa Carlton. Cassidy, une fille que nous croisons de temps à autre est là, elle nous offre quelques lampées de whisky et se joint à notre chorégraphie improvisée. Mille miles donc, encourageant, effrayant, motivant, réjouissant et lassant à la fois, nous ne sommes toujours pas à mi-parcours. Gourde à moitié pleine : génial, il reste encore 1600 miles ! Gourde à moitié vide : génial, il reste encore 1600 miles ... Ma gourde est au trois quart remplie, le quart restant n'est pas de la lassitude mais de la mesure, atteindre cette borne symbolique ne vous garantie certainement pas une arrivée au Canada à coup sûr. Le sentier en cette fin de journée malmène les muscles de mes membres inférieures et ce jusqu'au sommet du col sur lequel Luuk, Cassidy et moi dormirons à flanc de crête à la belle étoile. L'aventure par delà la Sierra touche bientôt à sa fin, nous regardons une dernière fois la chaîne de montagne porter ses parures vespérales. Rien ne prévaut l'expérience d'une nuit à l'air libre, le regard perdu dans l'Univers, un court instant de lucidité vous révèle l'infinie poésie de l'espace, la torpeur seule pourrait m'empoigner mais ce soir j'expérimente tout à la fois, la peur, la joie, la nostalgie, la tristesse, la confiance et sûrement quelques autres sentiments qui n'ont pas encore trouvé de mot où s'y réfugier. Ce soir je me sens tas d'atomes, allongé sur un immense tas d'atomes sphérique servant de transport en commun à des milliards d'autres paniers d'atomes comme le miens, filant à travers un espace presque vide saupoudré d'amas d'atomes scintillants.



La fatigue accumulée a certains effets agréables sur moi aujourd'hui, elle exacerbe mes émotions, les bonnes, ou peut-être ne fait-elle que baisser les barrières qui les retiennent d'ordinaire, ici je n'ai pas besoin de les étouffer. Ce matin est une des rare fois où je marche avec des écouteurs, Thousand Oceans de Chihei Hakateyama se lance alors que je découvre une portion ouverte sur les derniers paysages de la Sierra après un virage en épingle. Je m'arrête, je prends une grande inspiration, il ne me semble jamais avoir respiré d'air aussi délicieux, ma vision devient imprécise, mes yeux s'humidifient, le Soleil réchauffe mon état extatique, ce moment m'appartiendra à jamais. Voilà pourquoi je m'inflige cette ascèse pédestre, pourquoi je puise dans le peu de mes économies, j'imite une certaine cigale, mon corps chante tant qu'il le peut et quand l'hiver approchera, eh bien il dansera s'il le faut.
Je finis par entendre mes premiers bruit de moteurs depuis une semaine, je me mets en place sur la route pour faire du stop jusqu'à Strawberry Creek où les propriétaires de la supérette de ce bourg lilliputien font preuve d'une apparente munificence envers les randonneurs. On me dépose devant un restaurant, faisant face à l'épicerie, les deux seuls bâtiments de ce "village". Je suis attablé sur la terrasse de l'épicerie, prêt à engloutir un pot de glace, lorsque Bob qui se présente comme le gérant, m'invite à rester chez lui le temps qu'il faudra pour m'y reposer. Au même moment Luuk sort d'une voiture qui vient de se stationner, Gina, la femme de Bob, l'a pris en stop plus tôt. Ce soir nous dormirons dans un vieux bus scolaire aménagé qui trône sur le terrain à l'arrière de la boutique. Le couple nous offre tout ce dont nous avons besoin, refusant même nos contributions pécuniaires, ils voient en nous des pèlerins modernes et prennent soin des marcheurs comme un berger prendrait soin de ses brebis, ils contribuent à notre réussite. Le terme trail angels leur sied autant que le costume trois pièces sied à James Bond, sur mesure.


Tyler nous fait monter Luuk et moi dans son Dodge V4 rouge, il se dirige vers le col de Sonora pour y pécher avec ses deux chiens. Chemise en flanelle délavée, paire d'aviator sur le nez, casquette de cammioneur et une moustache brune et épaisse tombant sur ses lèvres, Tyler est "l'américain" des productions hollywoodienne des années 80-90 par excellence. Du banjo résonne dans l'habitacle au travers des enceintes, nous parlons de notre aventure, lui de sa vie plutôt tranquille ici, il n'a pas l'air malheureux. En haut du col, avant de nous laisser, il sort un paquet de cigarette de sa poche de poitrine et nous en offre une, je l'accepte, elle me rappelera le personnage quand je la fumerai.
Deux heures après l'avoir quitté, l'orage se fait entendre, nous sommes encore secs et frais de notre pause chez nos épiciers favoris alors nous ne sommes pas d'humeur à nous confronter aux intempéries cette fois. Sur un campement protégé par des sapins, je tends ma toile de tente au maximum pour que la pluie roule sur la paroie. À peine ai-je fini que l'eau commence à se deverser. Il ne faudra pas attendre longtemps avant que je m'endorme au son des salves de gouttes s'écrasant sur le tissu enduit de la tente. Quelques heures passent et sous mes paupières la fin du rêve approche, lorsque je sors enfin de la salle de projection, il ne pleut plus, seuls les branches s'ébouriffant au vent laisse tomber de fines larmes. Je sélectionne le bois le plus sec des alentours, l'odeur du feu réveillera sûrement Luuk.

Journée rapide, mes jambes ne veulent pas s'arrêter, la courte journée de marche d'hier m'a donnée un surplus d'énergie. À quinze heures je rattrape Luuk qui était parti comme à l'accoutumé bien plus tôt que moi ce matin, à seize heures nous posons déjà les sacs, vingt-quatre miles suffiront. Près de notre feu de camp, un homme, plutôt âgé, s'affaire à monter sa tente, je l'invite à venir autour du feu s'il le désire, il me bredouille quelque chose en retour que je ne comprends pas. Lorsqu'il se joint à nous, il se présente avec un fort accent:
- My name is Joël, from Montpellier.
- Aaaah bah moi c'est Pierre-Louis, from Bastia !
- Oh con ! Un corse !
Je m'excuse auprès de Luuk car nous parlons en français, Joël est bien plus à l'aise dans sa langue natale et certainement que celà lui fait un peu plaisir de pouvoir l'utiliser. Il marche seul, il a 67 ans, le regard vif, une carrure plutôt frêle, son crâne chauve est caché sous un chapeau type "ricard tour de france", comme nous il entamé sa marche depuis la frontière méxicaine et il compte bien franchir la canadienne. Joël est un exemple de motivation, de persévérance et d'espoir, il n'est pas mécontent d'en avoir bientôt fini avec la Sierra, "ça commence à tirer" dit-il, tu m'en diras tant Joël, même avec moins de la moitié de ton âge je partage tes douleurs. Le fameux Mather Pass d'il y a vingt jours, passé sous la grêle et entre la foudre avec Luuk, Joël aussi a pris l'orage au sommet, il était seul, il a glissé dans la neige et s'est ouvert légèrement le crâne contre un rocher, puis il a continué. « Un homme a besoin d’un peu de folie, sinon il n’ose jamais couper la corde et être libre » dit Zorba le grec de Kazantzakis, il semblerait que Joël from Montpellier n'en est pas dénué, il marche sans corde, un peu fou, inconscient pour certains sûrement, mais aussi libre qu'on ne le puisse l'être. Je me promets de penser à lui à chaque fois que je me trouverais trop vieux, trop fatigué ou pas assez motivé pour entreprendre quelque chose.
Je marche à allure préssée pour éviter l'orage prévu cette après-midi, je dépasse Joël qui avait levé le camp avant moi ce matin, je lui donne rendez-vous plus tard. J'écourte ma pause déjeuner car les cumulonimbus s'élèvent dans le ciel et se rapprochent. Je n'échappe pas à une courte averse, je plante ma tente, la pluie continue, comme il y a deux jours, je m'endors sur les "plics plocs". Luuk arrivera avant le soir.
Joël passe devant notre bivouac alors que nous le plions, il a dormi un ou deux miles plus au sud, je l'interpèle, j'ai une question pour lui qui me taraude depuis hier soir :
- Joël, tu as 67 ou 76 ans ?
- J'ai 76 ans, les gens ne me croient pas quand je l'annonce.
Mon admiration se renforce. Je lui lègue trois barres de céréales dont je pourrai me passer car il arrive au bout de ses provisions, il nous laisse et disparaît dans les collines. Luuk et moi faisons un pas de côté pour grimper sur The Nipple ce matin, un mont légèrement hors sentier mais facile d'accès pour une photo nipples à l'air. Nous ajoutons au passage notre contribution à la liste des grivoiseries et traits d'esprit au sein du livre d'or planqué dans une boîte de munition en métal peint sous une pierre sommitale
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Déjeuner sur une plage du Frog Lake, je ne déroge pas à ma règle et je m'assoupi pendant la digestion, puis je quitte le lac encore un peu amolli de sommeil. Le soir venu, trois ou quatre miles avant le parking d'une station de sport d'hiver que nous trouverons demain, perchés avec Luuk sur des promontoires rocheux pour y dîner, je prends conscience que la seconde section de cette aventure prend fin, nous venons de traverser la Sierra-Nevada, de danser un mois avec les crêtes, de semer notre effort dans les cols, j'espère n'avoir laisser aucune trace si ce n'est celle de mon allégresse. Je comprends maintenant pourquoi John Muir s'est autant dévoué à sa protection, la Sierra restera également ma bien aimée et "si on me presse de me dire pourquoi, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : parce que c'était [elle]".

Sur le parking presque désert, une promeneuse prête à grimper dans sa voiture m'offre des prunes fraîches. Peut-être lui ai-je dit, après m'être enquis de savoir si elle ne se dirigeait pas à tout hasard vers South Lake Tahoe, que j'allais fêter mes trente années sur cette terre demain. Ce n'est pas sa route, mais André, un garde-forestier garé juste à côté, accepte gentiment de me déposer en ville. Demain je fêterai réellement mon anniversaire, mais je garde cette technique en réserve pour des cas d'amadouements de force majeure. Vingt minutes de route plus tard, André retourne surveiller sa forêt, je m'engage dans la file d'attente au comptoir d'une boulangerie pour délester la vitrine de trois parts de tartes.
Trente ans, c'est sérieux, beaucoup ont des responsabilités et des enfants à cet âge, moi je retrouve Luuk pour choisir la chemise la plus laide d'une friperie solidaire qui s'accorde le moins possible avec une cravate motifs pâtes que j'ai repéré, Luuk opte pour une chemise rayée bleu pâle avec des rayures noires qui ira parfaitement avec sa cravate de noël. Pourquoi ? Pour pasticher les business men que nous prétendons être lorsque nous discutons de nos plans de marche. Sur le parking d'une enseigne de restauration rapide face à la boutique, je vois Gabriel se faire déposer en voiture. Dix jours que nous ne l'avions pas vu, il s'était égaré en prenant un autre sentier, il nous raconte ses mésaventures en dévorant son plateau repas. Ce soir nous jouerons donc aux hommes d'affaires presque sérieux au restaurant, chemise, cravate, short, claquettes, chaussettes, sac banane et barbe de 87 jours.
