Californie du Nord

20.07.2024 - 10.08.2024 Km : 1747 - 2745 | Mile : 1092 - 1716
20 Juillet Jour 90

Luuk a decampé avec l'arrivée du Soleil ce matin, son coeur l'a convaincu qu'il le fallait, il a une marcheuse à rattraper. Toasty, Gabriel et moi partons en fin de matinée et nous levons les pouces sur le bas-côté de la route à la sortie de la ville, un SUV électrique tout neuf s'arrête presque immédiatement, au volant Ben, il a de la place pour trois, son coffre est assez gros pour y loger nos sacs et il accepte volontier de faire un détour pour nous déposer au pied du sentier, le stop peut s'avérer bien plus rapide qu'une course en VTC avec de la chance. Sa compagne, qui visiblement le suit à la trace (GPS), lui téléphone durant le trajet pour connaître la raison de son étrange itinéraire, peut-être a t'elle eu peur qu'il réponde "j'ai rencontré des mecs qui marche vers le Canada, je pars avec eux, je reviens dans quelques mois". Nous sortons du véhicule et les six cent derniers miles de sentier Californien se déroulent sous nos pieds, le claquement des portières sonne le début du troisième round. Des airs de Sierra flottent encore sur les paysages, les lacs se prêtent au jeu du pastiche, les pins également, seule l'altitude ne peut tromper, désormais le sentier ne daignera plus s'aventurer au délà des deux mille mètres d'altitude. South Lake Tahoe a été festif, je quitte la ville sûrement aussi fatigué qu'à mon arrivée, j'ai l'esprit encore embué et presque aussi gris que le ciel qui s'assombri et gronde derrière moi, pas d'humeur à prendre une douche habillé mais je n'y échapperai pas, les lacs que je longe sont bordés de larges rochers qui refusent naturellement aux marcheurs le droit d'y installer un campement. Quelques gouttes virevoltent dans l'air et assombrissent le tissu de mes vêtements, puis c'est le déluge. Les randonneurs à la journée se sont fait surprendre, en shorts et hauts à manches courtes, abrités comme ils le peuvent sous les arbres, j'en vois certains jouant aux fantômes sous la toile imperméable de leur tente sortie à la hâte et tenue avec les mains au dessus de la tête. La pluie insiste un peu plus, j'essaye d'y échapper en m'abritant également, puis j'y renonce. À quoi bon, je suis déjà ruisselant, avec moins d'entrain que Gene Kelly dans Singin' in the rain, je retourne sous la pluie. J'essuie de ma main l'eau accumulé dans ma moustache et ma barbe, j'avance le visage renfrogné jusqu'à ce qu'une percée dans les nuages s'accompagne d'une acalmie. Cela suffira pour aujourd'hui, je plante ma tente sous les branches d'un pin pleurant de grosses larmes accumulées dans ses aiguilles, j'essore mes vêtements et me calfeutre dans mon duvet pour y trouver le réconfort qu'il me fallait sous l'averse. Je suis en train de somnoler en lisant au son des gouttes s'écrasant sur mon abri quand Gabriel, qui a reconnu ma tente, me hèle. Je passe la tête dehors, visiblement il n'a pas voulu s'abriter non plus, son chapeau dégouline et sa veste de pluie semble avoir atteint depuis longtemps son seuil d'imperméabilité. Je le convaincs de s'arrêter ici avec moi malgré l'heure tôtive. C'est ce que j'aime chez Gabriel, il accepte car il se fiche de la distance parcourue, de l'heure, de l'endroit, de la météo, si l'envie lui dit, alors pourquoi pas.

22 Juillet Jour 92

1836 kilomètres, 92 jours, troisième paire de chaussures, toujours aucune ampoule. Je marche aux côtés du temps, allons nous trop vite ? Lui certainement, il n'a jamais besoin de reprendre son souffle, il s'échappe constamment, difficile d'accepter son éternelle avance. Trois mois de marche pourrait paraître comme le treizième travail d'Hercules et pourtant tout est déjà dans les souvenirs, la souffrance est déjà oubliée, tout est allé trop vite, je suis sur un tapis roulant en mouvement perpétuel, j'aimerais laisser le temps dérrière moi et avancer seul mais il est une compagnie qu'on ne peut fausser, il est dans les rainures des arbres, dans l'érosion de la pierre, dans les sédiments des lacs, dans l'épaisse fourrure des ours, dans les cascabelles des crotales, dans l'usure de mes semelles, dans les cycles de ma batterie de téléphone, il est omniprésent, ubiquitaire. Le temps, il semblerait que nous soyons tous à sa poursuite, l'hiver pourrait être précoce et ici, marcher en direction du nord veut dire marcher en direction du froid, tout le monde veut franchir la vénérable frontière avant Octobre au risque de voir son équipement devenir inadapté. J'essaye de lui tenir tête quand je le peux, réclamer ma part de liberté, une illusion convainquante du moins : il est 17h lorsque je redescend d'une butte au sommet pierreux que je viens de gravir pour y apprécier la vue, il me faudrait marcher une heure supplémentaire, grapiller trois miles de plus sur la carte, à l'ouest du chemin j'avise puis dépasse trois replats bien abrités et surplombant la vallée, cent mètres plus loin je me stoppe net, demi-tour, j'installerai ma tente sur un de ces replats ce soir, j'ai éconduit le temps me tirant par la manche en direction du Nord. Je dîne seul en lisant face au soleil, la tête dans l'herbe jaunie et séchée par la chaleur, la marche me rend sobre, un brin élégiaque lorsque le temps m'occupe l'esprit, elle est un couteau à fileter qui lève l’esprit en enlevant les envies les moins nobles pour ne garder que l’essentiel : un feu de camp, des nouilles déshydratées, les adieux quotidiens du Soleil peignant le ciel de sa palette corail, un cigarillo, voilà tout, mon coeur est devenu "simple et frugal" pour reprendre l'expression de Kazantzákis, il sait désormais déceler le bonheur grimé en banalité.

23 Juillet Jour 93

L'itinéraire frôle une aire d'autoroute aujourd'hui, j'aurais trouvé ça irritant si cela n'offrait pas la possibilité de délester mon sac du poid et volume de mes déchets, aussi faibles soient-ils, pour le relester de plus belle d'une poche à eau fraîchement garnie (les espaces publiques américains sont bien souvent pourvues d'une fontaine), je bifurque en direction du bruit. J'ôte mon sac sur un balcon à l'arrière du bâtiment posé à l'entrée du parking, il donne sur une étendue d'eau sensiblement marécageuse et ceinte d'un grillage en métal où la végétation, ternie par l'éternel tintamarre automobile, semble asthmatique; une femme se tenant à mes côtés pendant que je farfouille dans mes affaires prend en photo le "paysage", puis en regardant mon accoutrement me demande :
- C'est beau ici dis donc ! Vous marchez dans le coin ?
Je ne relève pas la première phrase pour ne pas la contredire.
- Je marche le long du Pacific Crest Trail, vous connaissez ?
Elle ne connait pas, je lui explique grossièrement l'itinéraire et son expression faciale devenant dubitative en s'imaginant le trait sur la carte me fait sourire. Je la quitte poliment pour faire mes corvées. En revenant c'est un homme qui engage la conversation cette fois, il a l'allure d'un cow-boy à la retraite, sans doute à cause de son chapeau blanc en paille dont la cordelette trop sérrée lui rentre dans les plis du cou et de ses lunettes noires, pour le côté cow-boy, un maillot de corp un peu vieillot, un bermuda, des chausettes mi-longues un peu lâches et une paire de baskets pour le côté retraite.
- Alors comme ça tu fais le PCT ?
En anglais le vouvoiement n'existe pas mais je me dis que Tom, c'est son nom, m'aurait sûrement tutoyé s'il parlait français. On a du lui vendre la mèche et lui dire qu'il y a un jeune homme ici qui traverse les États-Unis tout seul avec son sac à dos. J'aime répondre aux questions des personnes qui ne font pas partie de ce microcosme des marcheurs de grandes distances, ils me rappellent alors ce que je pourrais oublier, que cette aventure est belle et surtout singulière.
- Comment tu fais pour la nourriture ?
- J'ai de quoi tenir trois jours dans mon sac, si tout se passe bien après-demain j'arriverai à Sierra City où je pourrai me ravitailler.
- Sierra City !? J'ai un chalet dans ce coin là.
Il me montre où il se trouve sur mon téléphone, dix minutes en voiture, peut-être une heure à pieds de la supérette où je comptes me fournir en paquet de nouilles et beurre de cacahuètes. Je continue l'intérrogatoire et puis il coupe la conversation tout à trac, comme si quelque chose lui travaillait le ciboulot et qu'il ne prêtait plus vraiment attention à mes réponses.
- Tu sais quoi ? Je vais te faire confiance, je vais te filer la clé du chalet et tu pourras y dormir si tu veux.
Un large sourire se montre sur mon visage, j'accepte évidement son invitation, parce qu'elle est tout à fait fortuite et à l'image de cette aventure, humaine et surprenante. Il sort de la poche arrière de son bermuda un bloc-note publicitaire d'un restaurant d'hamburgers, il gribouille le plan du bâtiment sur la première page en m'expliquant comment récupérer la clé sous la terrasse, j'écoute attentivement les instructions en regardant la carte au trésor se déssiner, il arrache l'esquisse et me la tend, je la range dans mon journal où j'y note soigneusement son numéro de téléphone et l'adresse du chalet, nous nous prenons en photo sur le parking, photo qu'il m'enverra plus tard en signant "Cowboy Tom et son ami montagnard Pierre", puis je retrouve le sentier. Ma tête est légère, mes jambes sans douleurs, la belle rencontre avec Tom m'empli d'une motivation soudaine, elle m'engaillardie, mon corps est en fête. La marche en solitaire inspire t'elle confiance ? Suffisament pour que Tom décèle mon coeur frugal sans mauvaise intention, qui n'a besoin que de peu, une simple nuit en intérieur par exemple, quel précieux présent ! Après avoir jeter mon bivouac au milieu d'une forêt, assis sur le tronc scié d'un pin certainement centenaire, je grille tranquillement dans l'air du soir un cigarillo parfumé à la cerise en observant les houppiers filtrer la chaude lumière des heures précédant la nuit, une belle recontre, une douce soirée, je n'ai pourtant fait que marcher, comme chaque jours ou presque, mais en voilà un de plus mémorable sur le Pacific Crest Trail.

25 Juillet Jour 95 Sierra-City, mile 1200

Il n'est pas encore dix heures et j'ai quitté le sentier depuis maintenant vingt minutes, je marche le long de la route principale scindant Sierra City en deux se tenant devant moi. À l'entrée du patelin se trouve une ancienne école, cloués sur sa façade, deux panneaux indiquant la distance parcouru depuis Campo et celle restant à parcourir jusqu'au Canada. Quelque chose me saute aux yeux, les nombres sont proches, deux centaines les éloignent, deux réactions me viennent en tête : la réjouissance, car il ne reste plus que la moitié du parcours, le découragement, car il reste encore la moitié du parcours. Non, une troisième se manifeste finalement, la nostalgie, parce que je suis "déjà" ici. Ça se mélange dans ma tête, je suis soulagé, joyeux, un brin mélancolique, impatient, inquiet, fatigué, fort heureusement rien que le gras d'un déjeuner de restaurant de campagne ne pourra remettre en ordre. Des sacs aux allures familières barbouillés de terre arrachée à la sente jonchent la devanture du café, Luuk est attablé à l'intérieur aux côtés de Doctor Nick et des autres comparses, j'entre rejoindre tout le monde pour nos retrouvailles hebdomadaires. Au dessus de la machine à café, une télévision est allumée sur une chaîne d'information en continue, personne ne la regarde vraiment, il n'est question que de feux de forêt, on y voit des pompiers menant avec force la lutte au coeur du brasier, les couleurs sont brûlantes, vives, quaternaires, rouge, jaune, orange, noir, le Pandemonium de John Martin animé deux siècles plus tard. Un large bandeau ajoute encore un peu plus de dramatique en défilant à la base de l'écran avec le nom des villes ayant reçu l'odre d'évacuer. Je décroche mes yeux de l'écran, maintenant je sais que les conséquences de ces feux impacteront bientôt l'aventure, certains tronçons du sentier plus au nord sont déjà clos, tous le monde ne parle que de ça.
Je m'acquitte des quelques besognes propres à un arrêt pseudo citadin et je me mets en quête d'une voiture pour rejoindre le chalet de cowboy Tom sans tarder. C'est Henry, au volant d'une berline japonaise qui s'arrêtera le premier, il porte des bretelles qui siéent parfaitement à sa bonhomie de vieil homme à la vie bien remplie, une vie qu'il arrive à condenser et conter durant les six ou sept minutes de trajet. Je l'écoute une sérieux affabilité, je le sens fort content d'avoir fait grimper un voyageur d'outre atlantique dans sa carriole et de se remémorer avec lui ses pérégrinations européennes d'antan, et puis je ne veux pas lui voler la vedette avec mes histoires de randonnées que j'ai déjà raconté des dizaines de fois de toute manière. Il me dépose à l'entrée d'une forêt dans laquelle est éparpillé une vingtaine de chalets, il ne me reste plus qu'à trouver le bon, le vide surtout, le second amendement de la Constitution des États-Unis pourrait m'être aussi néfaste pour la suite de ma marche que les feux destructeurs. Je me tiens finalement devant après plusieurs dizaines de minutes d'érrance infructueuse entre les numéros se suivant dans une logique qui m'échappe encore, je sors le plan de mon journal, la clé est à l'emplacement indiqué. Silence absolu à l'intérieur, la décoration est vieillotte, kitsch, la porte est une brêche vers 1990, dans le salon trônent un canapé et un fauteuil au cuir patiné, une chaîne Hi-Fi et sa collection de CD, une large télévision cathodique réliée à un lecteur DVD, il n'y a ni réseau ni WiFi, je glisse une compilation de Louis Prima dans le lecteur, j'ouvre la porte battante donnant sur la terrasse, Just A Gigolo s'échappe à travers la moustiquaire, pshiiit clic, la bière que je viens d'ouvrir à un goût de liberté.

26 Juillet Jour 96

J'ai quitté le chalet vers 8h, quand il reviendra séjourner ici, Tom trouvera sur la table de sa cuisine deux grandes canettes de bières et une note sous l'une d'elle exprimant ma gratitude, mon humble manière de le remercier pour son hospitalité. Attablé dans un diner rural niché par delà l'accotement de la route, le beurre sur ma pile de pancakes est en train de fondre et mon café fume jusqu'à mes narines tandis que je regarde défiler sur mon téléphone les messages des randonneurs a une poignée de jours de marche de ma position, les incendies sont hors de contrôles et les photos en attestent, l'air est irréspirable par endroit paraît-il, la ville de Chester par où s'aventure le sentier semble avoir été spectatrice d'un essai nucléaire au loin. Ici tout va bien pour le moment, une sirène s'est faite entednre au petit jour ce matin, peut-être était-ce un relicat de mes rêves, je n'en suis pas sûr. Gabriel a posé son sac dans le village hier soir, je le rejoins brièvement avant de reprendre le chemin, une côte longue et raide attend à la sortie de celui-ci et il me tarde de la fouler. En reprenant de l'altitude, ma vue porte maintenant au loin, le relief à l'horizon est nappé d'un voile discret mais suffisament épais pour en distinguer ses effets sur la lumière, les vents étalent les fumées qui filtrent les rayons solaires et diffusent une lumière plus chaude, une lumière de fin de journée aux tons nuancés d'orange. Je m'arrête sur une aire de camping aménagée après cinq heures d'agréables éfforts, je lis patiemment sur une large table de pique-nique en bois, patientant le soir pour planter ma tente, m'assurant ainsi de ne pas me faire déloger par une famille déboulant dans leur camping-car long de dix mètres venue regarder la télévision dans la forêt.

27 Juillet Jour 97

Sur le haut d'une colline mon téléphone affiche une anémique barre de réseau mobile, elle suffit pour recevoir la nouvelle : le sentier est dorénavant clos à partir du mile 1295, cinquante miles au nord de ce rocher sur lequel je me tiens debout comme une marmotte à l'affût du danger, l'ingérence des incendies dans mes affaires de marcheur est désormais officielle. Je m'arrête pour un déjeuner anticipé à 11h30, Gabriel n'a pas de réseau et je voudrais le mettre au courant de la situation, je l'ai trouvé ce matin drappé dans son duvet, s'étirant lentement assis sur son matelas et prévenant ainsi son corps que l'effort ne tardera pas à débuter, il devrait arriver d'ici une heure, peut-être. Je m'installe sur un promontoire rocheux donnant sur le vaste parc naturel moucheté de lacs aux moirures reluisantes de soleil, comme je suis en retrait et à l'abris des regards, je mets en place un "piège à Gabriel" au bord du sentier, je veux être tout à fait sûr qu'il ne passera pas sans que je ne l'entende et sans qu'il ne me voie, j'accroche donc à l'extrémité d'un bâton planté au sol mon chapeau, comme sur une patère, il reconnaîtra sans nul doute mon couvre-chef versicolore. Le leurre fonctionne, un "oooh t'es où ?" chasse le silence et retentit tandis que j'entame ma digestion en fumant allongé, le dos épousant le creux d'un rocher. Les nouvelles se propagent aussi vite que les flammèches, il est déjà au courant, alors nous bavassons un peu et je conviens avec lui d'un campement où se retrouver le soir avant de reprendre ma marche. L'après-midi sera entâchée d'une douceureuse monotonie, la clôture du sentier occupe mes pensées, je décroche finalement mon sac dans les quelques instants suivants le coucher de soleil et m'empresse d'éxécuter machinalement les gestes quotidiens et nécéssaires à l'installation de mon camp, Gabriel me rejoins sans empressement peu avant la fin de mon dîner, le ciel est encore parsemé de nuages incandescents laissant deviner l'ardeur des feux rongeant la matière comme de l'acide, je baille, mon corps se détend, je m'engouffre dans ma tente et m'abandonne à la nuit.

28 Juillet Jour 98

Je plis mes affaires discrètement, plus tôt qu'à mon habitude, Gabriel qui a dormi à la belle étoile est toujours enseveli sous son duvet, il paraît comme une chrysalide inerte que mon décampement n'a pas l'air d'importuner. Il n'est pas sept heures lorsque je me mets en branle, inutile de prescrire à mes jambes ce qu’elles doivent faire ce matin, l'ordre du jour est le même depuis Avril. De loin en loin, je marque l'arrêt pour regarder la lumière matinale imprégner la forêt et écouter la brise rompre l'immobilité des arbres, les troncs grincent en s'étirant, les feuilles secouent le reste de leur sommeil, les racines se désaltèrent dans le sol encore humide, la sève se réchauffe sous l'écorce. J'avance à grand pas, si bien que je ressens une fatigue lancinante à l'approche de midi, ma carte affiche un menu cours d'eau en contrebas du sentier, il sera mon salut. Il me faut pourtant fournir quelques efforts pour parvenir à la rivière, je n'avais pas pris garde à la topographie de la carte, des glissements de terrain récents ont en plus de cela parsemé la pente, déjà difficilement praticable, d'arbres affalés de tout leur long et de branchages obstruant la vue et le passage. Je me pensais seul au vu du guêpier dans lequel je viens de m'engager pour m'abreuver, d'autant que je n'ai encore vu l'ombre d'une présence humaine ce matin, mais je constate avec étonnement la précense d'un marcheur installé près de l'eau. Mon remue-ménage à travers la végétation attire son attention, je le salut d'un geste de la main en silence qu'il me renvoit aussitôt. Je lis dans son mutisme et dans la réciprocité de son geste silencieux qu'il aspire certainement à un déjeuner en solitaire, tout comme moi, je crapahute alors un peu plus pour me diriger vers l'aval de la rivière, où s'y trouve un trou d'eau pour y manger assis sur un des rochers le bordant. Mes yeux se posent sur une paire de lunettes éculées et abandonnées qui brillent sur un bloc de granite où mes pieds sont en appui, l'indice qu'au moins une personne a eu la sotte et même idée que la mienne que de traverser cette barrière végétale pour venir ici puiser de l'eau. Je déguerpis presque aussitôt mon repas terminé, le campement du soir est encore loin, les arbres ayant chu n'offrent plus leur protection salvatrice contre l'armée d'UV et les espaces entre l'eau et les troncs jonchant les alentours sont trop exigus pour y faire une sieste de toute manière. Promptement après la reprise de ma marche, je dois m'aider de mon téléphone pour m'orienter, la végétation est dense et le sentier faiblement marqué, la visibilité est si mince que je finis par tomber nez à nez avec une biche paissant dans les fougères, elle ne m'a pas entendu arriver, elle plie légèrement les pattes s'apprêtant à bondir mais une seconde s'écoule avant qu'elle ne le fasse, comme si elle doutait de mes intentions, mon regard se mêle au sien, jusqu'au fond de ses deux calots brillants et obscurs comme le charbon, son instinct lui ordonne finalement de fuir. J'atteins un pont en arc suspendu au dessus d'une large rivière, sur les bords du cours d'eau existe cette fois toute la place désirée pour s'y allonger à l'ombre, je dévale la quinzaine de mètres reliant le pont à la rivière et m'affale sous un bel arbre au tronc imposant et sans qu'aucun effort ne soit nécéssaire, je somnole sur cette terre riche et meuble aux sons des flots brutaux et apaisants. Les dix prochains et derniers miles de cette journée se feront avec la sensation d'un sang nouveau malgré l'inclinaison du sentier. Au terme de l'ascension, j'apperçois Toasty, Jumbo et Nicky (elle fait partie de leur groupe), assis sur un grand plateau rocheux flottant au dessus du vide, j'attire leur attention avec un cri aïgu qui résonne dans l'air, il est toujours appréciable de retrouver quelques amis après douze heures de marche silencieuses. Gabriel pointe le bout de ses locks plus tard aux côtés de Night Shift, sa dégaine m'est familière, je l'ai salué ce midi dans ma descente épineuse vers la source. Ils s'assoient et élargissent le cercle, Gabriel nous dévoile avec empressement qui est ce mec aux allures de marcheur quelconque (bien que très légèrement équipé, mais comme beaucoup d'autre ici finalement). Quelques éléments de rappel au préalable : aujourd'hui, j'ai parcouru vingt-huit miles, environ quarante-cinq kilomètres, 1300 miles depuis que j'ai quitté Campo il y a plus de trois mois, soit 2092 kilomètres, je me repose après cinq à sept jours de marche en moyenne, des chiffres déroutants pour un marcheur débutant, plutôt lambda pour ceux lancés dans la même aventure que la mienne et puis il y a des gusses comme ce Night Shift. Quelques jours avant de se lancer sur le PCT au début du mois de Juin, un mois et demi après moi donc mais surtout le dernier recensé à entamer le sentier depuis la frontière Sud, il terminait le sentier des Appalaches, 3150 kilomètres sur l'autre côte du pays, qu'il avait entamé durant l'hiver. Une fois qu'il aura foulé le dernier mile de celui-ci, il se lancera derechef à la conquête du Canada sur le Continental Divide Trail, le troisième du tryptique des sentiers scindant le pays du Nord au Sud, plus long encore, plus ardu, plus redouté et redoutable, plus sinueux, sauvage, isolé, cinq mille kilomètres du torride Nouveau-Méxique jusqu'au territoire des Grizzly dans le Montana. Parcourez ces trois sentiers (AT, PCT, CDT) et vous vous serez officieusement triplement courroné (Triple Crowned), peu sont ceux qui ont le courage de les parcourir mais Night Shift, lui, fait parti de cet infime pourcentage d'extremistes de la marche un peu piqué désirant obtenir ardemment les trois couronnes la même année, c'est le challenge du Calendar Year Triple Crown, plus de douze mille kilomètres réparties sur une année civile. Il n'a pas l'allure spécialement athlétique, de mémoire son visage était même plutôt rond, aucune équipe technique ne surveille son avancement, ne prépare ses ravitaillements, n'analyse ses aptitudes physiques, il n'a qu'un t-shirt ample et usé, teinté de motifs psychédéliques colorés, un bandana couvrant une chevelure mi-longue et bouclée, un short délavé par sa constante exposition aux UV, une paire de baskets sévèrement défraîchies et un sac à dos de volume moitié moindre que celui du miens, il marche cinquante kilomètres par jour, sans jour de repos. Assis en tailleur à nos côté, il tire deux bouffées sur le joint que Jumbo vient de rouler, il devise tranquillement une dizaine de minutes avec nous puis s'en retourne sur le chemin, dans la nuit qui s'annonce et s'étale sur le ciel, nous laissant tous dîner à demi subjugués.

29 Juillet Jour 99 Quincy, mile 1295

Il ne suffit que d'une moitié d'heure pour atteindre la route marquant la fin de mon trait continu que je trace jour après jour depuis le 22 Avril, il me faut désormais lever la mine et reprendre mon segment plus haut sur la carte. De frêles feuilles de papier format A4 agrafées sur un arbre vous somment de ne pas poursuivre plus loin, le nombre à cinq chiffres égaré dans les paragraphes et alinéas a été mis en gras pour dissuader le potentiel aventurier tête brulée ne craignant pas le feu, sans mauvais jeu de mots, peut-être craindra t-il la punition pécuniaire. Armé d'un peu de patience, je cherche passivement sur le bas-côté du bitûme la personne qui voudra bien me voiturer jusqu'à Quincy où Luuk et le reste du groupe s'y trouvent déjà, attablés dans un restaurant, prêts à y alléger les réserves de café, bacon et pancakes. Une femme d'une cinquantaine d'année au volant d'un petit 4x4 Isuzu se propose de me conduire en ville, comme ce sont les beaux jours elle réside dans son chalet non loin, m'a t'elle dit, son teint brun clair et ensoleillé drappé dans une tunique en lin collent très bien avec son attitude "New Age" qu'elle laisse deviner le temps du trajet. Elle est séduisante, ses cheveux blonds et brillants, sa coquetterie et son parfum brassé par l'air s'engouffrant dans l'habitacle de la voiture me rendent presque maladroit dans mes frusques, avec mon visage hirsute et une odeur corporelle certainement moins florale. Elle me dépose devant une épicerie bio où elle compte y faire ses courses, ce type d'épicerie où vous y trouverez du savon au lait de jument et du dentifrice en pastille, ne vous méprenez guère, je n'ai rien contre ces produits bien au contraire, mais je lui confi qu'il me tarde plutôt d'aller m'exercer à quelques gloutonneries au restaurant en premier lieu avant de me ravitailler, cela m'évite de lui avouer que le magasin est un poil trop sophistiqué, entendez par là dispendieux, pour mes besoins plus primaires de purée et nouilles déshydratées. Je retrouve tout le monde, les visages satisfaits de personnes à la panse bien remplie, je m'enquiers des plans de chacun entre deux bouchées d'omelette. Sweet Toe a contacté un couple de trail angels habitant les environs et prêts à recevoir les randonneurs déroutés, ce sera la première étape pour la tablée, sauf pour Toasty et Indy (un autre membre de leur groupe) déjà en route vers Mount Shasta, une ville étape à une centaine de miles d'ici. Gabriel vient d'être déposé à son tour en ville, je le retrouve marchant débonnaire vers le restaurant que nous venons de quitter, il nous suit sans trop s'encombrer de questions jusque chez John et Melody, dont le jardin semble propice à journoyer au soleil, feignant de chercher une solution pour nous remettre en chemin. Le couple néo-hippie a cette bonté apaisante et acceuillante, presque naïve, que le voyageur décèle immédiatement. Nous pouvons élire domicile sur leur terrain ce soir nous ont-ils dit et tandis que certains s'adonnent déjà à quelques somnolences, Sweet Toe à nouveau, héritière d'une certaine rigeur allemande, prend le problème à bras le corps et nous dégotte un itinéraire en bus puis un covoiturage jusqu'à la ville de Burney, où la sentier est de nouveau ouvert et d'où nous pourrions reprendre le cours de notre marche demain. Nous journoyons donc à présent sans crainte, si tenté qu'il y en ait eu, affalé dans l'herbe à l'ombre de beaux et vieux chênes jusqu'au soir. Dans une tentative de rendre la pareille à ce couple nous choyant avec une sympathie sans égale, chacun griffone son trail name sur une bouteille de gin choisie au supermarché avant de leur offrir, j'essaye d'en augmenter la valeur en glissant à John : "Si l'un de nous devient célèbre un jour, tu pourras revendre la bouteille !". Le ciel est clair, le temps est doux, les dernières bières se vident, aucune tente ne pousse ce soir, chacun s'endormira simplement avec les étoiles derrière les paupières.

30 Juillet Jour 100

Centième jour, assis au fond de mon siège mon corps se balance sobrement au rythme des amples coups de volants de la conductrice, nous sommes montés dans le bus route pour Chester. Comme des bambins chahutant au fond du car scolaire en route vers leur première classe verte, sans doute semblons-nous bien trop émerveillé de ce simple trajet, certainement fade et commun pour les autres passagers réguliers, ceux qui n'ont pas pu monter à bord du grand rêve américain, restés et oubliés à quai sans voiture, sans assurance ni sécurité sociale, oubliant la pénibilité de la vie à coup d'éthanol et d'acides gras insaturés dont les effets étampent les visages hagards, cernent les yeux et abîment les corps. Les enceintes diffusent de la musique country, les forêts par-delà les bandes jaunes accrochées sur l'asphalte défilent derrière les vitres, on se filme pour le souvenir, on rigole, ce changement dans notre routine pédestre brique l'éclat de l'aventure brillant au fond de nos yeux. Un voile grisâtre se promène dans l'air à mesure que nous roulons, une fumée éparse nous enveloppe petit à petit et une fois arrivé à Chester, lorsque nous mettons pieds à terre sur le parking d'un supermarché, une ambiance grave règne sur la ville. Les rayons du soleil semblent moins dévoués après s'être heurté aux fines couches de suie et de gaz, l'astre lui même n'est qu'un point timide aux couleurs de terre battue qui n'effraie plus les regards, les feux ont déréglé le variateur de lumière. Chris, une nouvelle âme généreuse mise sur notre route, nous récolte tous devant l'entrée du bâtiment et nous partons direction Burney où le sentier est de nouveau ouvert. Beaucoup de randonneurs se rendent directement à Mount Shasta pour échapper à la qualité de l'air néfaste aux alentours de Burney, c'est ce qu'ont fait Indy et Toasty hier et que le reste du groupe est finalement décidé à rejoindre. Cela ne m'enchante pas, le bond est bien plus grand que je ne l'imaginais, je ressens une frustration que j'essaye de refouler, il plane au dessus de la majorité des marcheurs cette quête de la randonnée parfaite, fouler l'intégralité des 4270 kilomètres du sentier sinon rien, je ne peux rien faire contre une partie de sentier officiellement close pour des raisons de sécurité incendie mais cette centaine de miles entre Burney et Mount Shasta est ouverte, seul Gabriel est déterminé à poursuivre depuis Burney. Je me retrouve comme l'âne de Buridan affamé et assoifé incapable de choisir entre un picotin d'avoine ou un abreuvoir remplie d'eau fraîche, je peux rester avec Gabriel et laisser Luuk et le groupe s'échapper ou suivre tout le monde et potentiellement ne plus revoir Gabriel étant donné la centaine de miles séparant les deux villes. Mon coeur est scindé, j'exècre ces choix impregnant mon humeur d'une âcreté inévitable. Dans le paradoxe, l'âne meurt faute de pouvoir se décider, n'ayant pas le temps de me laisser mourir de faim ou de soif, je me résigne, cédant sans doute sous l'effet de groupe, à continuer en voiture jusqu'à Mount Shasta. C'est même Chris qui se propose de prolonger sa course et de nous y emmener, elle aime la cohésion et l'hétéroclisme de ses passagers, "je m'amuse !" nous confie t'elle. Nous laissons donc Gabriel sur le parking du supermarché dans lequel nous venons de nous ravitailler. Il m'est pénible de continuer en voiture et sans surprise je n'ai pas à attendre bien longtemps avant que le regret n'envahisse mes pensées et m'allourdisse le coeur.

31 Juillet Jour 101

Ce matin, assis sur une large banquette arrondie en demi-lune dans le fond d'une salle de restaurant, j'attends ma commande, un long comptoir en bois verni faisant face à quelques hauts tabourets fixés solidement au sol acceuillent les arrière-trains débordants des habitués juste à côté. Toasty, Jumbo et Indy sont avec moi, chacun est comme empaté, enlisé dans ces derniers jours, il nous faut retrouver la voie pedestre, notre fil d'ariane délaissé à regret il y a deux jours, pourtant nous semblons tous repousser l'instant, mâchant avec lenteur et acquiessant avec promptitude chaque fois que la serveuse agite sa cafetière à hauteur de notre table en demandant "refill ?", une bonne excuse pour étirer le temps assis à cette table. Je m'enfonce dans cette banquette sur laquelle il me semble pouvoir y passer la journée. Dans ces moments-ci, il ne faut pas se laisser berner par le confort où l'apathie, l'action seule nous rendra la vigueur. Chacun règle sa note et je rejoins Luuk dans un autre café de la ville, nous ferons du stop ensemble. À midi nous sommes de nouveau face à notre sacerdoce, mes bâtons de pélerins dépliés et réglés à ma hauteur, nous retrouvons le chemin. La chaleur paraît alourdir mon sac, contenant déjà cinq jours de provisions, deux heures de marche me conduisent près d'une mince rivière où plusieurs marcheurs s'y reposent à l'ombre, patientant que le Soleil n'échauffe moins les corps et les esprits, j'y ferai également une courte sieste quelques mètres en aval du point d'eau. Je poursuis ensuite jusqu'au crépuscule, avant de jeter mon bivouac au mileu d'un bois de pins projetant de belles silhouettes sur le fond rosâtre qu'offrent les vesprées estivales. Quelques dix-neuf miles au total, pas si mal lorsque je repense à ma motivation aussi visqueuse que le sirop de maïs bon marché imbibant mes pancakes de ce matin.

03 Août Jour 104

Il m'a fallut du temps pour délaisser ce boulet de fatigue que je traîne depuis depuis trois jours, j'avance tout de même sûrement depuis lors mais bien souvent l'esprit happé par cet état indolent. Hier soir, faute d'espace suffisant pour ma tente sur les minces renfoncements bordant le chemin, c'est à la belle étoile que j'ai décidé de m'endormir, entre deux buissons protecteurs. Avant que mes paupières ne se rejoignent pour la nuit, je consultais rapidement la météo sur ma balise GPS, 40% de chance qu'il pleuve avant la levée du jour m'indique t'elle, "60% de chance qu'il ne pleuve pas donc, je prends le risque" pensais-je alors. Pari perdu, le tonerre me réveille en sursaut à 4h30 ce matin et une pluie fine s'écrase déjà légèrement sur mon duvet. Je remballe mon saint-frusquin en quatrième vitesse à la lumière de ma frontale, mes grommellements étouffés par la confusion de ce réveil brutal. 4h50, tout est rangé, j'avance dans le faisceau de ma lampe repoussant l'obscurité opaque, ma veste de pluie fait vite office de cocotte minute malgré l'heure tôtive alors je m'arrête sous un arbre, patientant que le petit jour s'élève et qu'une acalmie fasse tomber ma veste. Dans un silence macabre et nocturne, des vaches traversant les bosqués aux alentours m'hérissent le poil, la fatigue me bricole des scenarii catastrophes d'attaques d'animaux sauvages, je repars, puis je me stoppe à nouveau, la pluie redémarre, abrité sous la frondaison d'un cèdre, je fume, je continue lorsque le ciel cesse de déverser ses eaux. Au loin, maintenant que le jour s'annonce franchement, je vois les précipitations s'abattrent fortement sur le paysage montueux. Craignant l'orage, je m'octroie une rapide et dernière collation en mileu de matinée avant de parcourir le restant du trajet d'une seule traite jusqu'à quinze heures, pestant et haletant dans l'inclinaison des derniers miles qui renforcent la coriacité de l'épreuve. Je débarque sur un replat épuisé et m'écroule dans un puissant sommeil quelques minutes seulement après avoir monté ma tente.

04 Août Jour 105

Il est dix heures, je cherche un peu d'ombre derrière un panneau d'affichage planté au fond d'un large parking sur lequel je viens de débouler aux côtés de Luuk. La route est à vingt mètres devant nous, le calme ambiant ne paraît pas prédire beaucoup de passage, note à moi-même : éviter de faire du stop dans l'arrière pays montagneux un Dimanche. La chaleur nous pousse à prendre tour à tour place en bordure d'asphalte, essayant d'appater une voiture le pouce tendu tandis que l'autre patiente à l'ombre. Plus d'une heure passe, un bruit de moteur se fait deviner, comme pour les precédentes et éparses tentatives, les sourires remplacent soudainement les grimaces instiguées par la chaleur et l'impatience, mais cette fois c'est bien la bonne, nous sautons à l'arrière d'un pick-up direction le village d'Etna pour une journée de repos.

07 Août Jour 108 Seiad Valley mile 1656

Trois jours que je grapille tranquillement quelques morceaux supplémentaires de Californie lorsque j'arrive chez Brian, "Welcome PCT Hikers !" peut-on lire à l'entrée du raidillon menant à sa propriété. Je ne connais pas Brian, pas encore, seules les dithyrambes postées en commentaire sur FarOut m'ont convaincu de lui rendre visite ce matin. Sur le perron, son chien l'alerte de ma présence, il est environ huit heures passé de quinze minutes et lorsque je monte les trois marches menant à sa terasse, Brian m'acceuille naturellement, sans surprise, comme si j'étais attendu. C'est qu'il a l'habitude il faut le dire, les randonneurs expérimentés ont depuis longtemps appris à recevoir la générosité des bienfaiteurs éparpillés le long du sentier et bien souvent, on ne vient presque plus pour les sodas et la bière mais pour les rencontres, alors sans nul doute que des visages hirsutes, des sacs rapiécés et des chaussures éculées, il en a vu plus d'une paire débarquée à toute heure de la journée. Il connaît nos besoins, tout est à notre disposition pour une pause sans culpabilité, le frigo est rempli, les multiprises sont branchées, le hamac est installé, le livre d'or prêt à recevoir quelques traits d'esprit. Il a construit sa maison de ses mains, sur son temps libre il prend son quad tout terrain et s'en va débroussailler les portions du PCT où la végétation empiète sur le chemin, à première vue il vit seul avec son chien mais il acceuille les randonneurs chez lui comme de vieilles connaissances, Brian est un homme tranquille et en paix, je devise légèrement plus d'une heure en sa compagnie et je repars de chez lui admiratif, et peut-être n'osais-je pas me l'avouer alors, mais certainement un peu envieux. La bière que j'ai partagé avec lui (oui, à 8h30) m'a grandement ouvert l'appétit, fort heureusement le tracé me fait marcher sur le bas côté d'une route de campagne passant devant une gargote de plain pied connectée par une porte dans le fond de l'établissement à l'épicerie locale, les menus couverts de traces de doigts huileux et la gazinière tâchetée de pâte à pancakes carbonisée me laissent deviner le type de nourriture auquel je vais avoir le droit. Luuk et ses acolytes sont attablés à l'intérieur, je m'assied sur une petite table à leurs côtés après avoir passé commande. Nous irons nous affaler à l'ombre de grands chênes pour la digestion, attendant que la chaleur s'affaisse pour sortir de cette vallée, un beau versant en pente raide de neuf miles de long nous attend. Je l'attaque seul à 16h15, les autres préfèrent temporiser un peu plus, j'en viens à bout à 19h45, la sueur au front, au dos, partout.

08 Août Jour 109

Lorsque le jour s'immisce dans ma tente, mon corps est lourd, il crie sommeil, deux voisines hier ont reçu la visite de biches curieuses ayant probablement humé les effluves de quelques denrées salées. Craignant sûrement qu'ils ne s'agissent d'un ursidé à la griffe chapardeuse, les deux campeuses ont tenté, en vain, et ce pendant une large partie de la nuit, de les faire fuire en mêlant l'entrechoquement des semelles de leurs sandales à des Go away! empruntés; tout naturellement ce matin mon regard fatigué et légèrement noir se jette en direction de leur camp. Je paye ma dette après déjeuner avec une sieste digestive, une sieste si douce, "une de ces siestes où l'on sent la terre vous pousser dans le dos" dirait Nicolas Bouvier s'il usait encore de ce monde, le sommeil me ceuille presque aussitôt que mes yeux se closent. Une masure servant de refuge est indiquée sur la carte à quinze miles de ma position, l'occasion est trop peu courante pour ne pas saisir l'opportunité d'en faire usage ce soir, alors une fois débarassé de l'étreinte de cette pause somnolente et nécéssaire, je me remets en branle et avance à grandes foulées pour y arriver avant que le soleil ne déserte cet hemisphère. Quatre heures et demi plus tard, des beuglements se mêlent aux bruissements de mon piétinement dans la terre souple; au loin, vaches et veaux cerclent une petite bâtisse, j'approche à pas léger, contournant la table en bois installée devant le perron, la voie est libre un cours intant, je grimpe les trois marche et ouvre la porte. Des lits de camps poussiéreux, quelques chaises pliantes, une table en fin de vie sur laquelle des bricoles inutiles sont éparpillées, c'est à peu près tout ce que contient l'abris, c'est tout ce dont j'ai besoin. Dehors les bovins curieux fixent la porte entrouverte en donnant de grands coups de langue sur la rambarde, j'entends le souffle chaud de quelques naseaux humides à travers la carcasse en bois tout autour et puis de temps en temps, un meuglement de stentor fait trembler le plancher, l'image furtive d'un berger en estive parcourt mes pensées. Pour dîner, je m'installe sur la table extérieure, le troupeau s'en est allé, deux veaux désemparés ont manqué le départ et appellent leurs congénères d'un cri incertain, la réponse au loin résonne dans la vallée et guide les retardataires acères. Demain sera un beau jour, l'Oregon m'ouvrira ses portes et je prendrai congé de la grande Californie, je m'endors avec l'impatience qui me colle au ventre.