
Nul n'a à perdre qu'une vie, celle qu'il vit, et n'en vit qu'une, celle qu'il perd.
Marc Aurèle
Mars 2023, je suis de retour d'un voyage en amérique latine long de 8 mois, mon premier au long cours, il paraît que ça change la vie, pas sûr d'avoir vu passer les changements encore. "Alors, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?", je ne sais pas. J'ai la chance d'avoir une mère qui peut m'acceuillir le temps que je trouve une réponse à la question et qui ne m'ennuiera pas à me la poser tous les quatre matins. Mars à Paris c'est toujours un peu l'hiver, le soleil est encore timide et n'est pas pressé de sortir de son lit de nuages tristes, alors j'attends, je lis, j'apprends les langages qui me permettent de coder ce site, je cherche, je retrouve mes amis, ma famille. Juin, "alors, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?", toujours pas de réponse. Lu, une amie que j'ai rencontré durant mon volontariat au Nicaragua, propose à qui veut bien l'écouter de venir marcher le long du Pacific Crest Trail avec elle l'an prochain. Je l'ai entendu. Le PCT, c'est l'US Open des marcheurs, mais sans autre adversaire que soi-même. Je le connais déjà, de nom et de réputation, 4270 Km à travers les Etats-Unis depuis sa frontière avec le Mexique jusqu'à celle du Canada. La marche, l'inconnu, l'aventure d'une certaine manière, j'en reviens tout juste et me voilà déjà en train de songer à décaniller. À demi-mots, je lui dis que je pourrais être partant, sans promesse, j'y réfléchirai. La graine est plantée. Juillet, "alors, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?", je vais peut-être faire une longue randonnée aux Etats-Unis l'an prochain. Août, je vais sûrement faire une longue randonnée aux Etats-Unis l'an prochain. Septembre, je pars marcher sur le PCT l'an prochain. Son tégument une fois percé, la graine a germé puis s'est développée, elle n'en finira jamais de croître jusqu'à devenir plante invasive, il se peu que ce soit en ça que le voyage ait changé ma vie.


Début Septembre, je me fais embaucher dans un camping près de Fontainebleau en tant qu'homme toute main. Jérôme, le directeur et propriétaire du lieu m'a fait confiance pour m'engager deux mois et demi. Le travail sera manuel, en extérieur, payé correctement et je pourrai résider sur place, c'est exactement ce que je cherchais : gagner de quoi financer ma randonnée, réduire mes dépenses (s'éloigner de Paris est une bonne chose pour cela) et marcher sur mon temps libre. 10 Novembre, les dernières caravanes partent, l'automne a dénudé les platanes, le soleil ne pompe plus l'eau des espaces herbus, le camping rentre en hivernage. Je garde un agréable souvenir de mon rapide séjour, je crois bien avoir rempli les objectifs que je m'étais fixés. De retour sur Paris, je cherche un travail saisonnier à la montagne. J'en trouve un, à Luchon dans les Pyrénées, mais ce sera pour Février. Je continue de lire, d'apprendre, d'économiser, de voir mes amis et de préparer mon corps à l'épreuve qui s'annonce. Noël et la nouvelle année passent, Février est déjà là, j'arrive à Luchon. Je marche beaucoup sur le relief luchonais, au travail je rencontre de bonnes personnes, de mauvaises aussi, c'est peut-être grâce à elles que je marche autant, la montagne est ma catharsis. Je me souviens regarder d'un air presque altier mon lieu de travail du haut de la montagne, redescendre voulait dire retourner dans ce vivier de rhéteurs perfides n'ayant jamais daigné découvrir les chemins qui les entourent, mais redescendre c'était aussi la promesse de revenir, de retrouver les alpages, retrouver "ma croix" dès que je le pourrais.
Mars, un mois plus tard, de nouveau à Paris. Une année s'est écoulée depuis que je suis revenu des Amériques, la façon dont le temps passe sur nous m'éffraie, il ne décélèrera donc jamais ? À mesure que je progresse le long de la ligne temporelle, l'année, comme un grand vin de garde, prend de la valeur, j'essaye de boire les mois moins goulûment avec l'âge, d'en distinguer les notes, la finesse, l'allonge, le temps n'est plus au cul-sec de piquette à présent car les réserves à la cave diminuent, au début les étagères sont chargées, richement fournies, on débouchonne sans même regarder l'étiquette, mais inéxorablement, année après année, à force de piocher, on finit par apercevoir le mur derrière l'étagère, c'est peut-être le début de la maturité. Dorénavant je scrute l'étiquette, j'aère, je garde en bouche, je grume, j'essaye de décupler l'expression des arômes, à défaut de pouvoir me réaprovisionner.
16 Avril, mon sac est prêt, presque prêt, il est bien trop chargé, les gourdes sont pourtant vides, à l'instar de mon compartiment à nourriture. Malgré l'étude minutieuse de mon matériel pour le réduire à portion congrue, je ne parviens pas encore à distinguer le superflu, quelques semaines sur le terrain pointeront sans vergogne du doigts les intrus. Je serre ma mère dans mes bras et lui donne rendez-vous dans six mois, les aurevoirs sont toujours chose délicate, elle me laisse partir inquiète, fière, emplie de soutien. Mon père m'accompagne à l'aéroport et une fois devant le terminal, je lui donne le même rendez-vous six mois plus tard.


Le larguage des amarres est enclenché maintenant, les voiles se gonflent, je sens mon corps frémir. Comme un vieil ami, ce sentiment m'est familier et il est bon de le retrouver. Il était à mes côtés dans ma vieille voiture lorsque j'ai traversé la France de Canisy à Toulouse pour mes études, présent dans l'avion direction Gainesville pour mon premier stage, direction Valence pour ma deuxième année de Master, Leuven pour mon ultime stage, Gainesville de nouveau, cette fois pour ma thèse, Montréal il y a deux ans, au départ de mon voyage, le voilà derechef aujourd'hui qui s'est emparé de moi. Pas de facétie ni de manière, lui et moi on s'est apprivoisé depuis le temps, son emprise est amicale, nécessaire. Serait-ce là où réside mon éxutoire ? Se mouvoir comme panacée, "être vivant, c'est être en route" disait Jean-Louis Etienne, j'en ferai ma ritournelle.
Je retrouve Lu, nous somme en avance, l'enregistrement n'a pas encore commencé. Lu a vingt-deux ans, pure berlinoise, crinière rousse, yeux clairs et pâleur qui viennent de pair avec son rutilisme, elle a déjà voyagé en solitaire en amérique centrale et malgré son jeune âge, c'est elle qui m'a entraîné dans cette histoire. Si vous l'observez vivre, parler ou penser, vous lui donneriez sans gêne huit ans supplémentaires, j'ai matière à croire qu'elle est sans doute plus mature que moi, parfois. Gabriel, un autre volontaire de mon épopée Nicaraguayenne, aujourd'hui ami et camarade d'aventure, s'est joint également au projet. Nous avons le même âge, notre amitié s'est installée naturellement, sa profonde énergie vagabonde m'impressione, je ne suis pas fâché de le compter parmis notre trio de départ. Il est, dans sa manière d'aborder les situations, les problèmes ou plus amplement la vie, mon antinomie, il est l'eau, je suis le feu. J'aimerais parfois lui subtiliser une fine partie de son flegme. Gabriel est franco-burkinabé, ses dreadlocks, sa barbe sombre et ses bijoux, en plus de lui conférer le statut de cool guy, lui inspireront son trail name, "Sparrow", en référence au capitaine de Disney. Il arrive, Lu enregistre son bagage, nous passons les contrôles et embarquons. 7h30 de vol jusqu'à New-York, nous passerons la nuit à JFK, à tenter de trouver un peu de repos dans le coin de notre terminal où les lumières ne s'éteignent pas et où les annonces nasillardes, crachées par des haut-parleurs éparpillés stratégiquement aux quatres coins du bâtiment, vous rappelent sans trêve les consignes de sécurité, arrachant ainsi chacun d'une douce et fugace étreinte de Morphée. 9h57 le lendemain, dans l'avion pour San Diego, il faudra autant de temps pour rejoindre la côte Ouest du pays que pour survoler l'Atlantique. Nous arrivons en début d'après-midi à l'auberge, dans le quartier d'Ocean Beach. Nous rencontrons nos premiers confrères, la comparaison s'enclenche, certains ont l'air mieux préparés, plus expérimentés, leur sac paraît bien plus léger que le miens, leur système de filtration plus efficace, un volume de matériel réduit à un niveau que je ne pensais pas atteignable, entre autre. À la fin, tout cela n'a que peu d'importance, vous emmenez ce dont vous êtes capable de porter, les luxury items comme on les nomme, j'en ai plusieurs : livre, caméra argentique, pellicules, caméra embarquée et ses accessoires, journal de bord, tous ces objets représentent un poids et un volume supplémentaire que beaucoup voient comme un fardeau mais qui sont pour moi presque indispensables.
Au matin suivant, premier ravitaillement dans un supermarché, plus compliqué qu'il n'y paraît, ce n'est qu'une question de choix mais voilà, trop de choix, de questions donc, m'encombre le cerveau : combien de jours d'autonomie me faut-il ? Combien de barres de céréales vais-je manger le matin ? Deux bouteilles d'un litre suffiront-elles ? Un ou deux paquets de nouilles déshydratées pour le dîner ? Autant vous dire que comme 80% des futurs marcheurs (statistique officielle sortie tous droit de mes observations), Lu, Gabriel et moi en avons bien trop acheté. Qu'importe, c'est en marchant qu'on devient marcheur et connaître précisement mes besoins alimentaires viendra au fil des kilomètres miles.

Le PCT a été officialisé et désigné National Scenic Trail en 1968, depuis lors bon nombre d'hommes et de femmes ont foulé le sentier; parmi eux, certains sont devenus des légendes. Scout et Frodo, ainsi dénomés par leur trail name, font parti de ces légendes. Non, ils n'ont pas réussi à boucler les 4200 kilomètres en moins de cent jours, ni tenter l'exploit de parcourir le sentier aller-retour et ils ne faisaient pas non plus parti des tout premiers à avoir terminé le parcours après son officialisation. Barney 'Scout' et Sandy 'Frodo' Mann ont marché sur l'intégralité du sentier, comme beaucoup, mais surtout, ils ont reçu chez eux plus de 8000 randonneurs atteint de folie des grandeurs sur les vingt dernières années. Être acceuilli chez eux vous donne le sentiment d'avoir de la famille à San Diego, nous faisons parti des chanceux ayant pu bénéficier de leur aide si généreuse, si pure. Un tel philantropisme est si rare qu'il en était tout juste croyable, quand j'apperçus Scout, après avoir passé le portillon menant à son jardin, j'eu l'impression d'être un jeune joueur de tennis rencontrant Roger Federer sur un court, un mélange de pudeur et d'excitation brillait dans mes yeux. Scout nous a enseigné ce qu'il savait, nous a rassuré, nous a nourri puis nous a laissé partir, expérimenter et découvrir notre propre chemin. Parmi la myriade de randonneurs présente chez eux, nous rencontrons Rob et Louise, il est anglais, elle irlandaise, nous nouerons des liens d'amitié qui dureront jusqu'au bout malgré des approches différentes, je marcherai à leurs côtés sur les ultimes kilomètres cinq mois plus tard.
Comme de petites mésanges nourries au chaud tout l'hiver, le printemps est là et il est à présent temps de s'envoler. Le 21 Avril, dernière étape, nous prenons la direction du campement CLEEF proche du terminus Sud qui sera notre ligne de départ. Paul "Just Paul" et Dee "One Speed", un couple de marcheurs chevronnés et également légendes de cette communauté, oeuvrent durant toute la saison pour animer le campement et offrir un départ des plus lisse. Une quinzaine de prétendants au trône de finisher du PCT sont réunis le soir autour des braseros, chacun écoute les anecdotes, les conseils et les mises en garde des tauliers. "Papa Bear" est arrivé en renfort pour assister le couple, comme son nom le laisse deviner, il est l'archétype vivant du vieux briscard américain, barbe proéminente et hirsute, casquette de camionneur vissée sur la tête, il nous renseigne d'une voix caverneuse avec son accent épais, les mots semblent parfois buter contre sa moustache et peinent à se faire comprendre. En face de moi, il y a Candice, à qui je donnerai le sobriquet de "Barbie" quelques semaines plus tard, une vilaine ampoule sur une de ses voûtes plantaires l'obligeait à adopter une démarche sur la pointe des pieds façon talon aiguille imaginaire; à ses côtés, John, qui prendra le nom de "Jelly Belly" à cause de sa dent sucrée et de ses paquets de bonbons que sa femme glissa discrètement dans son sac lors de son départ; et à ma gauche se trouve Shannon, une mère de famille venue chercher l'aventure, elle ne pourra pas la finir malheureusement, mais elle sauvera ma marche des mois plus tards. Ils sont tous trois natifs du pays et nous formerons un groupe éphémère dès les premiers jours, il y avait The Europeans de Rob, Louise, Lu, Gabriel et moi-même et eux, The Americans. Après dîner, j'irai dormir pour la première fois dans ma nouvelle tente, elle sera mon cocon, mon refuge pour les mois à venir. Lorsqu'elle ne sera pas demeure, rangée dans son sac de transport, je l'emploirai comme repose tête, comme oreiller pour mes siestes à l'ombre d'un arbre, apaisé par la symphonie d'un cours d'eau qui danse jusqu'à mes tympans.
Voilà, je suis prêt, j'ai hâte d'en découdre avec mes premiers kilomètres miles.